Par Isabelle Boin-Serveau
La petite salle d’attente coquette est déserte lorsque j’en franchis le seuil. Une jeune femme en sarrau blanc apparaît dans l’encadrement d’une porte qui s’ouvre au coin de la pièce. Elle m’invite à m’asseoir avec un large sourire : « Ça ne sera pas long! »
La radio diffuse une musique entraînante. La porte s’ouvre à nouveau. Un couple de baby boomers se dirige vers le portemanteau situé à côté de la chaise que j’occupe. Je ne peux m’empêcher de diriger un regard discret vers les deux visages. Il me faut un certain temps avant de repérer que c’est l’homme qui porte ce que l’on appelle communément « un œil de verre ». Le monsieur m’observe aussi. Je suis restée les yeux baissés jusqu’à ce qu’ils sortent, toujours silencieux, de la salle d’attente. Yves Jacques est alors arrivé pour m’inviter à le suivre dans son bureau.
Le cinquième O
Ophtalmologiste, optométriste, orthoptiste, opticien, chacun aura un jour ou l’autre à avoir un contact avec l’un ou l’autre de ces professionnels. Mais oculariste? Yves Jacques a été surpris que je prenne rendez-vous avec lui. Car qui s’intéresse à sa profession?
Bon, soyons honnête, on ne souhaite à personne d’avoir à faire avec un oculariste parce que cela signifierait qu’un organe vital, l’œil, fait défaut… Toutefois, soyons réaliste, les accidents, les maladies, les anomalies font partie de l’existence humaine et tous les jours, des ocularistes viennent pallier leur infirmité en posant des prothèses oculaires qu’ils fabriquent sur mesure. Cela suffit à forcer le respect et la considération.
Depuis 1957, l’American Society of Ocularists1 est le seul organisme à but non lucratif qui préside aux destinées de quelque 300 professionnels répartis à travers la planète. Hybride entre ordre et association, il cumule les mandats de formation, de reconnaissance et d’information pour le public et pour les médecins. Ils sont 35 ocularistes au Canada parmi lesquels 10 exercent au Québec. Au Canada, la Société canadienne des ocularistes2 regroupe certains ocularistes. En Europe, la Société des ocularistes francophones3 rassemble les ocularistes de France et de Belgique.
Un choix d’occasion
Yves Jacques travaille comme technicien dans l’industrie de l’optique lorsqu’il fait la connaissance de Tom Dean, un oculariste réputé de la région de Montréal qui est aussi propriétaire de bureaux en Ontario : « Pendant longtemps, il n’y a pas eu d’oculariste à Québec et Tom venait quelques jours par mois pour rencontrer la clientèle qui avait besoin de prothèses. Moi, j’ajustais des yeux artificiels préfabriqués et il m’a demandé si j’étais intéressé à travailler pour lui. »
En 1986, Yves Jacques s’investit à temps plein pour devenir oculariste et reçoit la formation, directement de Tom Dean. En effet, la profession ne bénéficie d’aucune école pour assurer la transmission du savoir-faire. L’apprentissage se déroule directement auprès d’un professionnel certifié et par le biais de la formation dispensée tout au long de l’année à l’occasion de congrès qui se tiennent aux États-Unis.
Le stage dure de cinq à sept années et la réussite à un examen, organisé par une agence indépendante, la National Examining Board of Ocularists4 (NEBO), permet d’obtenir une certification et ainsi un permis de travailler selon les normes en vigueur. L’examen cumule la pratique et la théorie. Le NEBCO a également mis en place une formation continue obligatoire. Les ocularistes sont tenus de la suivre afin de conserver leur certification.
Yves Jacques a été le premier oculariste à ouvrir un bureau permanent à Québec. Le mode d’affaires est basé sur les références des ophtalmologistes qui procèdent aux opérations. Le plus souvent, les patients subissent une énucléation oculaire qui consiste à exciser uniquement le globe tout en préservant les muscles oculaires et la paroi orbitale. Moins fréquente, l’éviscération oculaire vide le contenu du globe oculaire. Toutes ces opérations sont généralement les conséquences de malformation, de tumeurs ou de traumatismes.
Les étapes de fabrication d’un œil artificiel
À Québec, deux bureaux d’oculariste se partagent une clientèle qui provient de l’est du Québec. Yves Jacques indique qu’il procède à la fabrication d’une prothèse par jour. Chaque professionnel adopte ses produits pour obtenir le résultat qu’il souhaite atteindre. Pour reproduire la couleur de l’iris, certains vont choisir la peinture à l’huile, les crayons de couleur ou bien l’acrylique comme Yves Jacques.
Lorsque le patient se présente à son bureau, l’oculariste procède à l’empreinte de la cavité orbitale avec une forme en cire qui sera reproduite dans un moule en plâtre dans lequel une matière en plastique acrylique sera coulée et passée au four une vingtaine de minutes. Peu de choses ont changé depuis le début de sa pratique, admet Yves Jacques, si ce n’est le séchage des matières et la puissance des fours qui augmentent la vitesse de production d’une prothèse, à 20 minutes au lieu de deux heures.
On obtient ainsi une forme d’une couleur blanche immaculée sur laquelle l’oculariste reconstitue les veines et ajuste la couleur du globe oculaire : « Le blanc de l’œil n’est jamais blanc et dépend des individus. Nous utilisons du fil à coudre rouge pour recréer les veines. Ensuite, une nouvelle couche de plastique transparent sera appliquée sur cette surface qui sera polie en trois étapes. »
La durée de vie de la prothèse est de cinq à sept ans : « La prothèse peut “caler” dans la paroi et la couleur des yeux se modifie tout au long de la vie en pâlissant, tout comme le blanc de l’œil qui jaunit avec le temps. Il faut donc refaire régulièrement un nouvel œil artificiel. » L’oculariste recommande également un polissage annuel afin d’éliminer les dépôts de la surface et assurer un meilleur confort au patient.
Mais le plus grand défi (bien artistique celui-là!) de l’oculariste est la recherche de la concordance des couleurs de l’iris: « On place notre client sous trois lumières différentes pour trouver la teinte originale. À partir de ces essais, on fait une moyenne… On fait aussi la même chose pour établir la grosseur de la pupille. » Les couleurs proviennent d’un mélange de pigments et d’acrylique avec lesquels « l’artiste », à main levée, prête vie aux yeux artificiels…
Y aurait-il des secrets de fabrication que Yves Jacques conserve jalousement? Il réfute l’hypothèse : « Le secret pour réussir une prothèse, c’est de se mettre à la place du client. Si à la fin de la journée, je regarde le patient en estimant que je serais content d’avoir un œil comme ça, alors là, je sais que j’ai atteint mon objectif! Sinon, je recommence… »
Établir des relations de confiance
Les activités manuelles de l’oculariste se conjuguent avec un aspect plus sensible : la relation avec le patient. Annick, la fille aînée d’Yves Jacques, reconnaît que la facette psychologique est cruciale dans la réussite d’une prothèse : « Il faut rassurer le client et dédramatiser la situation. Avec les enfants, le défi est parfois plus difficile. L’enfant pleure parfois et ne veut pas qu’on le touche… Il ressent la nervosité de ses parents. » C’est ainsi que l’on comprend toute la complexité de la tâche et de l’impérative qualité du dialogue qui doit être instaurée.
Les deux filles d’Yves Jacques (sur ses quatre!) partagent le même enthousiasme que leur père pour cette profession. Annick, la plus âgée, vient de terminer sa quatrième année de stage : « C’est sûr que peu de gens connaissent notre métier et qu’ils sont toujours étonnés lorsque j’explique ce que je fais! » Avant de faire le saut, Annick a étudié en design d’intérieur et en enseignement des arts plastiques jusqu’à ce que son père, qui avait besoin de renfort pour répondre à sa clientèle, lui propose de venir le rejoindre. « J’ai dit pourquoi pas! » ajoute celle qui a trouvé l’expérience très concluante. Outre l’enseignement paternel, elle a déjà bénéficié de celui dispensé lors des congrès annuels : « Suivre les ateliers de formation, c’est aussi découvrir d’autres façons de faire… »
La benjamine, Danika, qui en est à sa première année d’apprentissage, a suivi la voie tracée par sa sœur. Après avoir obtenu un DEC en sciences de la nature, la jeune fille a eu l’intention de se diriger vers une carrière dans le secteur de la santé. Avant de commencer sa session, Danika a cependant succombé aux appels de son père : « J’ai tout de suite adoré! Cette profession combine tant de choses : le paramédical, le social, l’artistique et la psychologue. » Exit les études universitaires! Danika fait désormais partie d’un trio tricoté serré.
Yves Jacques ne le dit pas mais on sent bien la fierté qu’il éprouve à transmettre à ses filles son savoir-faire. Interrogé sur le potentiel de ses apprenties, le père n’hésite pas : « Elles sont bonnes et elles seront meilleures que moi! » Il remarque avec plaisir que ses clients aiment que ce soit ses filles qui prennent le relais. L’harmonie est parfaite au sein du trio : « Lorsque l’on a quelque chose à se dire, on n’hésite pas. Il n’y a pas de confrontation », témoigne Annick.
Dans quelques années, Yves Jacques pourra ajouter un s à ocularistes sur sa carte d’affaires. Il n’envisage pourtant pas de retraite à court terme… juste diminuer sa présence au bureau et laisser tout simplement les rênes de son entreprise à la relève familiale.
1 http://www.ocularist.org
2 http://www.cso-sco.ca
3 http://www.ocularistes.org
4 http://www.neboboard.org/