Par Isabelle Boin-Serveau
Il faut admettre qu’il est difficile de construire son identité dans notre société obsédée par l’image où la « coolitude » obtient la meilleure note de passage sur le tableau des valeurs. Non, la vie n’est pas facile pour nos ados que certains jugent hâtivement trop nonchalants, trop achalants, trop exigeants envers les autres et pas assez envers eux-mêmes.
Bref, dans cette drôle de période de l’existence qui oscille entre la détresse acnéique, l’anarchie alimentaire et le désordre hormonal se dressent les implacables diktats de la mode. Une tendance dure qui vaut tout autant dans le domaine de la lunetterie. Et si nous voulons séduire ces futurs adultes (ou du moins tenter de lier un contact réussi avec eux), il nous faudra décrypter leurs codes… parce que l’ado du 21e siècle ne ressemble vraiment pas à celui du 20e!
L’argent: le sésame de la consommation
Avant d’aborder les dollars, il y a les faits chiffrés dénombrant cette jeune cohorte au Canada. Selon le recensement effectué en 2008 par Statistique Canada[i], la population de 10 à 19 ans s’élève à 4 269 490 personnes. Une population qui se caractérise aussi par une quasi équivalence entre les filles et les garçons… tout comme à une certaine similitude dans leur soif de consommation!
Virus 1334[ii], une agence québécoise spécialisée dans le marché des jeunes, indique que quelque 175 milliards de dollars sont dépensés annuellement par les adolescents en Amérique du Nord et que 63 % d’entre eux gagnent de façon autonome leur revenu qui est dépensé presque exclusivement dans l’achat de produits de marque.
Pourtant, une autre source[iii] indique que le pouvoir d’achat des ados proviendrait plutôt de l’argent de poche alimenté par les parents avec une moyenne hebdomadaire de 7,30 $ par individu. « Les Canadiens âgés de moins de 15 ans dépensent annuellement environ 2,9 milliards de dollars pour les vêtements, la nourriture et le divertissement », selon le plus récent « Tween Report » de la chaîne de télévision YTV.
Avec cet argent et la liberté de mouvements dont jouissent les ados d’aujourd’hui, c’est tout un monde qui est en train de se dessiner. Un monde qui se construit en premier lieu sur l’indifférence aux adultes selon Michel Fize[iv], sociologue et auteur notamment du Peuple adolescent, qui scrute, à la loupe et au jour le jour, le mode de vie qui a cours sur cette planète ados : « La culture adolescente contemporaine manifeste un rapport à l’espace et au temps particulier. Seule compte, aux yeux des adolescents, la liberté de se déplacer, comme le montre leur engouement pour les pratiques de glisse, sous toutes leurs formes (skater, roller…). Et l’on pourrait presque dire qu’ils sont des “ oiseaux de nuit ”. Ils commencent à vivre quand les autres s’endorment. L’emprise des marques est très forte, mais la liberté vestimentaire est une liberté surveillée. Nul n’est censé ignorer les codes du moment et celui ou celle qui ne s’y soumet pas s’exclut de son groupe d’élection. Le look est tout à la fois plaisir et contrainte. » Il compare la culture adolescente à une fusée composée des trois étages suivants : le langage oral ou écrit (sms, slang); la parure, facteur d’identité (vêtements, bijoux, piercings, tatouages); les goûts particuliers (musique (rap), sport (skate)). Une fusée qui mène directement sur cette planète.
Quand la marque devient culture
Dans cette formidable aventure de construction sociale, il arrive que l’adolescent détruise les attentes de son entourage en se définissant à travers une mode qui illustre son appartenance à un groupe. On évoque souvent l’adolescence comme l’époque de la rébellion, mais l’adolescent se transforme en conformiste tribal qui obéit bien plus qu’il ne le croit à l’appel d’un marché soigneusement concocté par de grandes entreprises internationales.
Dans son ouvrage No Logo – La tyrannie des marques, Naomi Klein a démontré que, dès le milieu des années 1990, les entreprises mondiales, telles que Nike, Gap, Guess, Benetton ou Calvin Klein notamment, ont compris que les ados étaient prêts à mettre le prix pour acquérir leur marque. La mise en marché de ces marques a donc été principalement axée sur l’aspect cool du produit qui véhicule ainsi une image sauvage et rebelle sachant parfaitement séduire les adolescents.
Ainsi affublé de son sigle, l’ado rejoint sa tribu, non pas sa famille, mais ses pairs avec lesquels il partage les mêmes goûts. On aurait pu croire que les filles étaient une clientèle cible pour cette dépendance aux marques. Une étude de deux chercheurs[v] de l’Université Laval tend à prouver que ce sont les garçons qui affichent une plus grande sensibilité aux marques et qu’elle s’avère plus importante « chez les élèves issus d’un milieu économique faible ». Et bien sûr, pour que l’achat de marque en vaille le coup, il faut que le logo se voie…
Dans un mémoire de maîtrise en communication publique, CarolineCaron[vi] a également mis en exergue la différence entre les garçons et les filles à travers l’analyse des magazines populaires qui sont réservés à ces dernières. C’est ainsi que la grande majorité des publicités d’entreprises, tout comme 65 % des articles, font état de l’apparence physique et des relations hommes-femmes. « À la lecture de ces revues, on a l’impression que les jeunes filles sont coupées du monde », explique la doctorante, l’identité étant strictement limitée à la dimension personnelle. A contrario, les garçons n’ont pas de magazines qui leur sont destinés en propre; cependant dans les revues de musique ou de sport qu’ils apprécient, les soins à accorder à l’apparence physique ou les relations entre les individus ne sont quasiment pas abordés. Deux peuplades qui se côtoient, se fréquentent selon des codes précis et exigent un traitement tout aussi spécial lorsqu’il s’agit de les attirer dans les bureaux d’optique.
Des pistes pour séduire la jeunesse
Pour appréhender la meilleure façon de conquérir les ados, Patrice Lagarde, président de Virus 1334, a accepté de nous livrer quelques clés. Son agence de communication spécialisée dans ce type de clientèle a été fondée en 2003 et répond aux besoins des entreprises qui souhaitent pénétrer ce marché prometteur. « Il serait faux de croire que les ados sont infidèles. Ils sont au contraire fidèles à des marques qui savent les écouter, qui créent des produits pour eux, qui permettent une interaction et, enfin, qui savent se renouveler », souligne Patrice Lagarde. Sans oublier celles qui savent utiliser les vedettes pour propager leur message…
Car, le grand défi est là : savoir passer le message. « On le sait, les ados ont un pouvoir d’influence très important. Ils sont mieux informés que leurs parents sur de nombreux produits qu’ils magasinent sur le Web, en visionnant, par exemple, des vidéoclips informatifs… » De plus, les parents sont de plus en plus en admiration devant leur progéniture, ouvrant plus grande encore la porte de leur pouvoir d’influence…
Mais attention! Tous les ados ne sont pas identiques. « Leur attitude ou les modes varient beaucoup selon l’environnement dans lequel vivent les ados et même selon les régions pour parler plus précisément de la province de Québec », indique le président de Virus 1334. Une seule constante : l’importance reliée au look, au style et à l’apparence pour appartenir à un groupe. Certains adoptent le port de lunettes même s’ils ne nécessitent aucune correction. Alors quelles avenues s’offrent aux bureaux d’optique?
Patrice Lagarde croit que les ados doivent être confrontés à une expérience d’achat différente : « Au préalable, il faut bien sûr que les opticiens établissent une étude de marché afin de mesurer les possibilités tangibles d’exploiter ce créneau… Quelquefois, certains négligent ce créneau, parce qu’en ce moment, celui d’une clientèle vieillissante paraît nettement plus porteur. Mais je constate que dans beaucoup de banlieues, la clientèle des jeunes est là, bien présente et qu’elle représente un fort potentiel… tout comme une bonne base de renouvellement de clientèle! »
C’est ainsi que selon le spécialiste jeunesse, les professionnels de la vue devraient se tenir à l’affût des dernières tendances et adapter leurs achats en conséquence :
« L’idéal serait de créer une section dédiée aux ados, mais seulement un pan de mur de lunettes! On y retrouverait un écran avec des vidéos et des magazines qui leur permettraient de faire un choix… » Mais au-delà de cette mise en place, il faudrait également que l’ado puisse déjà faire une présélection sur le site Web de l’opticien. L’ado pourrait ainsi proposer ses sélections à ses parents, via le courriel ou le téléphone intelligent, avant de se rendre dans le bureau d’optique. « En fait, pour réussir avec les ados, il faut faire la différence et proposer des exclusivités… et leur parler comme on parle à un adulte », ajoute Patrice Lagarde qui constate que beaucoup d’entreprises pensent à tort que la seule création d’un site Web suffira pour susciter l’engouement des jeunes.
« Investir dans les réseaux sociaux à travers Facebook ou Twitter est une démarche gagnante à la condition que l’on y consacre des ressources humaines telles qu’un modérateur ainsi qu’une personne qui puisse répondre très vite aux questions des jeunes. Il est très important que le temps de réaction soit rapide », mentionne le marketeur en ajoutant cependant « qu’il n’y a pas besoin d’être une grande compagnie pour se lancer dans ce créneau » et que tout peut être réalisé en fonction d’un budget préétabli et surtout d’une réelle volonté d’affaires… D’ailleurs, certains fabricants et distributeurs de lunettes ont mis leur imagination et leurs efforts pour atteindre la cible jeunesse.
Une lunetterie branchée ados
Pour l’opticien Alain Dubuc, également distributeur de montures avec Optique Pointe-Claire Optical, le marché des ados est « un marché payant parce que les parents sont prêts à débourser en espérant qu’ils vont porter les lunettes qu’ils aiment ». Mais, en le considérant d’un autre angle, il avoue que les ados sont les clients les plus difficiles : « Et j’essaie de me faire tout petit quand j’en ai un devant moi! Il faut faire attention à tout ce que l’on dit quand ils choisissent les lunettes. Souvent l’opinion d’un adulte n’est pas bonne, surtout celle des parents. Tout le monde marche sur des œufs. Il faut beaucoup de temps devant soi, bien de la patience et pas trop de commentaires. Il faut aussi éviter de faire des compliments. Toute parole peut être interprétée de façon négative. Ils ont souvent besoin de l’opinion de leurs amis, parfois il faut plus d’une visite. Certains abandonnent complètement leurs lunettes pour des raisons esthétiques, au risque de ne plus rien voir devant eux. Il est alors temps de suggérer le port des lentilles cornéennes ».
Si dans son bureau, Alain Dubuc remarque que pour les filles les montures qui accrochent sont celles qui sont « petites, rectangulaires, colorées et décoratives », les garçons privilégient les montures plutôt « invisibles, légères et solides ». C’est en ce sens que la Minima Junior qu’il distribue remporte autant de succès.
Chez Lunetterie Optika, Richard Allan croit que même si « les ados recherchent un certain style, ils ne veulent pas quelque chose de compliqué ». Sa collection Reactive eyewear vise essentiellement le créneau des adolescents en leur proposant « des montures légères et très stylisées qui se différencient par la beauté de leurs branches ». La collection comprend également des modèles de branches gravées au laser. Et pour Richard Allan, le meilleur moyen de rejoindre les adolescents consiste à créer des produits qui « correspondent à leur besoin et au prix » qu’ils sont prêts à débourser.
Pour Maritime Eyewear, « la recherche de style des ados est tout aussi importante que chez les adultes ». La compagnie a donc opté pour un symbole fort, celui de la paix, en élaborant une collection dédiée aux jeunes : Peace Eyewear. C’est ainsi que sur les branches en acétate s’étale en plusieurs versions l’icône de la paix conférant ainsi aux montures un look engagé au parfum rétro… Pour aider la vente, le service de marketing de Maritime Eyewear fournit une carte de Peace Eyewear ainsi qu’un étui en microfibre.
Beverly Suliteanu de Wescan croit que les ados « adoptent des styles qui correspondent à leur personnalité mais aussi à ce qu’ils voient dans les magazines, dans la rue et sur leurs chanteurs ou acteurs préférés ». La directrice de la création chez Westgroupe indique que les collections « Bertelli, Levis et Kliik sont des collections qui ont été créées justement en pensant à cette jeune clientèle. Les montures conviennent aux petits visages et, grâce leur design très cool, elles collent parfaitement au créneau des ados ». Beverly Suliteanu pense que pour attirer les ados dans les bureaux d’optique, « les montures des ados ne devraient surtout pas se retrouver dans la section des petits! » Il lui apparaît aussi essentiel de mettre à leur disposition des magazines qui montrent des célébrités portant des lunettes « de manière à faciliter l’éventuelle contrainte du port de montures ». Enfin, « il vaut mieux s’adresser directement à eux plutôt qu’à leurs parents afin de les impliquer dans le processus de sélection. »
Exemplaire dans l’intégration de marque par sa présence à l’occasion d’événements sportifs, la compagnie adidas eyewear propose dans sa collection ambition la gamme Lite Fit qui se révèle parfaite pour la clientèle des ados. Elle vient répondre à la demande des jeunes sportifs en leur permettant de s’adonner à leurs activités favorites grâce à une monture d’un port stable et sans pression. Cynthia Woo, coordonnatice marketing chez La Cie Canadienne de produits optiques Ltée (COS) qui distribue adidas, souligne que la Lite Fit est « fabriquée à partir du SPX, un matériau haut de gamme ultra léger et résistant à la température. De plus, elle est dotée de tractions Grip positionnées au bout de chaque branche afin d’éviter tout glissement… » Et ce qui ne gâte rien : cette gamme se détaille à un moindre coût. Enfin, adidas eyewear assortit l’achat de montures à des articles promotionnels.
Avec sa collection au nom évocateur Wild Child, Harley-Davidson, que distribue Viva International, propose autant aux filles qu’aux garçons une série de montures à faire rougir d’envie les adultes. L’esprit Harley-Davidson est bien là « ainsi que l’aspect cool de la marque », souligne Barbara Griffin, directrice de marque chez Harley-Davidson qui précise que « les formes s’éloignent de l’ovale traditionnel et que les motifs (crânes, goujons et flammes) permettent aux jeunes consommateurs d’atteindre un autre niveau d’expression de soi pour impressionner leurs pairs ».
Également distribuée par Viva International, la collection GUESS vogue aussi sur le principe des montures appréciées par les adultes et reprises par les ados « qui veulent toujours ressembler aux adultes, parce qu’ils veulent paraître plus vieux qu’ils ne sont » selon Sarah Raines de l’agence Bromley Group qui représente la marque. La ligne GUESS propose ainsi un univers de mode pour les ados : « Les montures pour les jeunes reprennent les tendances que l’on retrouve pour les adultes, mais elles sont adaptées à la morphologie des adolescents. » De plus, les montures GUESS de la collection pour ados sont toujours assorties d’un cadeau promotionnel.
Luxottica qui détient Arnette et Oakley dans son portfolio, deux marques phares dans l’univers des jeunes actifs et sportifs, a bâti sa communication sur les personnalités et les médias sociaux. « Nos athlètes sont nos ambassadeurs auxquels les jeunes s’identifient beaucoup », révèle Kim Truong, la coordonnatrice marketing d’Oakley Canada. De fait, aussi bien sur le site d’Arnette ou d’Oakley, la
« communauté » représentée par les sportifs issus de toutes les disciplines fait passer le fameux « message » auprès des jeunes. Le look se conjugue alors avec la performance, non seulement de l’image du sportif mais aussi de la durabilité et de la qualité du produit. Oakley demeure une icône très forte de l’innovation alors qu’Arnette et ses lunettes de soleil prônent que « sa façon d’être n’est pas seulement la meilleure façon, mais l’unique façon d’être ». Une philosophie qui sait rejoindre le mode de vie affranchi des ados…
Mike Christiansen de chez Venus Eye Design estime que « les adolescents ont besoin de façonner leur propre identité en portant des montures qui les flattent et qui leur permettent de se sentir bien ». Les montures Venus Eye Design qu’il crée
« s’adaptent à chacun. Parce que chaque adolescent est unique et qu’il n’y a pas de « cadre » dans lequel on pourrait les enfermer. Je leur propose aussi bien des lunettes surdimensionnées en plastique offrant de fantastiques combinaisons de couleurs, que des métaux lumineux avec des branches funky et des couleurs contrastées. Elles sont toujours élégantes et tendances. » Le créateur edmontois croit beaucoup aux vertus des réseaux sociaux pour capter la clientèle des ados. Venus Eye Design utilise d’ailleurs ces médias pour promouvoir ses produits et rester en contact avec les consommateurs. « Les ados appartiennent à la génération des technologies et avec un bon message, on peut certainement attirer les ados par le biais des groupes auxquels ils appartiennent! », conclut Mike Christiansen en s’émerveillant devant les nouveaux outils marketing qui sont désormais à notre disposition.
Et malgré sa grande part de mystère, la planète Ados ne mérite-t-elle pas que l’on se lance dans son exploration?
[i] http://www41.statcan.gc.ca/2009/20000/tbl/cybac20000_2009_000_t00-fra.htm
[ii] www.virusmarketing.com
[iv] Michel Fize a aussi écrit sur le sujet : La Démocratie familiale : évolution des relations parents-adolescents, Les Presses de la Renaissance,1990; Les Bandes, l’entre soi adolescent, Desclée de Brouwer, 1993; Adolescence en crise ? Vers le droit à la reconnaissance sociale, Hachette Éducation, 1998; Ne m’appelez plus jamais crise ! parler de l’adolescence autrement, Éditions ERES, 2003; Le Bonheur d’être adolescent (avec Marie Cipriani-Crauste), Éditions ERES, 2005; L’Adolescent est une personne, Paris, Le Seuil, 2006, etc.
[v] http://www.scom.ulaval.ca/Au.fil.des.evenements/2001/03.15/ados.html