Par Marie-Sophie Dion, o.o.d.
Le Silmo est mon pèlerinage annuel vers les créateurs de tendances. Quelle bonne idée, ils se rassemblent une fois l’an dans la Ville Lumière, ville alors teintée de oh ! de ah ! grâce à la PFW, la semaine du prêt-à-porter de Paris. Vedettes, paparazzi, designers, tous forment alors une immense parade dans les rues, le long des quais, en ces derniers rayons chauds de l’été.
Et dans l’espace ultra-moderne du Silmo, en banlieue nord, on ressent cette même fébrilité. Les visiteurs, autant que les exposants, sortent ce qu’ils ont de plus beau pour créer une ambiance où on célèbre le design sous toutes ses formes.
Cette année, les collections et leurs designers qui ont le plus attiré mon attention ont tous ce je-ne-sais-quoi d’insolence, cet air rebelle qui les positionne en marge des tendances. Mais attention, ils ne sont pas désagréables pour autant, bien au contraire. C’est pour cela que je les appelle les gentils rebelles.
Blake Kuwahara Eyewear
Kuwahara, fondateur de l’agence de design Focus Group West, a d’abord acquis une renommée internationale en tant que créateur et designer de la marque KATA Eyewear dans les années 80. Son utilisation novatrice des techniques d’ingénierie et de production de l’époque a réinventé la façon dont la conception de lunettes est abordée aujourd’hui. La collection KATA reposait sur l’emprunt de formes présentes dans la nature afin de les interpréter d’une nouvelle manière. Kuwahara a collaboré par la suite au design des collections de lunettes pour John Varvatos, Carolina Herrera, Isaac Mizrahi, Behnaz Sarapfour et Hanae Mori.
En lançant sa collection éponyme, Blake Kuwahara, ex-optométriste devenu designer, relevait le défi d’exprimer son sens de l’esthétique en dessinant, pour une fois, une collection de montures en acétate vraiment à lui. Pour Richard Mewha, designer de la collection Bevel et collaborateur de Blake dans ce projet, c’est une chance rêvée de travailler avec l’une des personnes les plus créatives qu’il connaisse, une icône dans le monde de l’optique.
Lors de ma visite dans son espace au Silmo, Blake explique : « Une amie photographe m’a raconté qu’elle ne pouvait trouver des lunettes adaptées à son style. Les modèles étaient soit trop rétro, soit trop glamour, soit trop prepy et ennuyants. J’imaginais pour elle une paire qui serait subtilement élégante, mais de façon évidente! Je dois admettre que je suis un peu contradictoire. J’ai un faible pour la mode minimaliste, mais je ne suis pas un pur. Je suis obligé de mélanger du très chic, à la Jil Sander, avec des jeans usés et des bottes usées… Je suis constamment à cheval entre deux mondes, l’un artistique, l’autre commercial. »
« Donc, de ce dîner et de cette conversation est venu un réel besoin pour le lancement de ma collection. Elle a été faite pour satisfaire mes propres envies en matière de conception, et celles de mon entourage qui vivent dans un monde très visuel: des artistes, des cinéastes, des architectes, des fashionistas, et des concepteurs de toutes sortes » de dire Blake.
L’objet d’inspiration de la collection vient d’un ancien tabouret chinois que Blake a trouvé. Il était en vieux bois enrobé de plexiglass, un objet à la fois très antique et moderne.
De cette idée, chaque monture d’acétate est enrobée d’une épaisse couche façon cristal. Le résultat : une vraie fusion de deux matières qui va au-delà d’un simple laminage, une monture à l’intérieur d’une monture! Ce processus est nouveau et complexe, et la réalisation d’une pièce aboutit en une somme importante de déchets de plastique. « La complexité de la liaison transparente de deux devants ensemble était un défi technique majeur, mais les résultats sont sublimes. L’attention de Blake aux détails est incomparable », précise Richard Mewha.
Le lancement de la première collection Blake Kuwahara pendant l’édition du Silmo 2014 a connu un vif succès, accrochant l’oeil des opticiens avant-gardistes, surtout ceux de France, d’Australie, de Hong Kong et du Canada. Elle est composée de neuf modèles optiques et de neuf montures solaires, tous fabriqués à la main au Japon.
www.blakekuwahara.com
FACTORY900
FACTORY900 est une marque japonaise fondée en 2000 par Yoshinori Aoyama. Avec son équipe il s’est donné pour mission de créer les montures du futur. Il utilise une ancienne technologie vieille de 75 ans, mariée à un savoir-faire moderne de modelage 3D, pour créer des montures aux formes étonnantes. Lui et son équipe imaginent, dessinent, fabriquent tout à un seul et même endroit, offrant le service de conception sur-mesure à certains clients choyés.
Leur philosophie : plus de nouvelles idées, plus de nouveaux styles, plus que simplement du nouveau! Ils s’adressent aux amateurs de montures uniques, qui sont ouverts d’esprit.
Avec la sagesse et l’humilité que l’on reconnaît aux Japonais, il est difficile de soutirer des informations de ce créateur. Ses réponses à mes questions sont courtes. C’est en m’adressant à un de ses collaborateurs que j’obtiens enfin un peu plus de renseignements sur cette collection. « Monsieur Aoyama n’est pas qu’un designer, c’est aussi un artisan acharné qui s’implique corps et âme dans la production, et ce de A à Z. En plus, il adore vraiment les lunettes. Si ses modèles semblent avoir autant d’ingéniosité, c’est que nous pouvons y reconnaître tout son enthousiasme, et pourquoi pas sa vie. »
Idéaliste, il incorpore même des molécules imaginaires dans ses montures, et leur confère des pouvoirs. Par exemple, le modèle nommé Lady Luck-glasses… La personne qui porte ces lunettes deviendra sans aucun doute très chanceuse, et nul doute que ce sera vraiment à cause de sa monture!
Je suis une « fan » de cette collection depuis ses tout débuts. À chaque salon je ne peux m’empêcher de leur demander de penser à nous mortels nord-américains, et de modifier la forme de leurs ponts pour qu’on puisse enfin porter confortablement leurs montures! Eh bien l’an dernier, mon souhait s’est exhaucé. L’équipe créative belge Theo a élaboré deux modèles avec Factory900, et devinez quoi? Non seulement j’ai pu enfin vendre leurs sublimes oeuvres dans mes boutiques, mais j’ai eu la chance de les voir gagner le Silmo d’Or dans leur catégorie. Après 13 ans de travail, ce passionné est enfin récompensé.
Analytique et patient, cet homme observe le marché et croit au sens du « bon timing ». Il explique: « J’ai produit mon modèle Mask en 2007, même si mes dessins avaient été réalisés en 2003. Pourquoi autant d’attente? J’ai senti que le moment était adéquat, et que tous les éléments me poussaient à le faire. » Et effectivement, le bon moment est essentiel au succès d’une bonne commercialisation d’un produit. Un peu trop tôt, et c’est un flop.
Pas surprenant de voir encore une fois Factory900 finaliste aux Silmo d’Or cette année, et de les voir collaborer avec d’autres gens de talent, dont l’artiste Osamu Watanabe.
Je me permets une dernière question : « En tant que designer de lunettes de l’avenir, quel serait le prochain projet d’une monture futuriste pour Factory900? » Pensif, le designer me répond : « Les lunettes neo-futuristes sont rarement seillantes sur un visage de femme. Ce serait un beau défi à relever. »
www.factory900.jp
The Quiet Before
La société TQB Srl a été fondée par Luca Polinelli, après qu’il ait eu baigné dans le secteur de la lunetterie italienne depuis sa plus tendre enfance. « J’ai commencé dans ce monde en 2003, en travaillant pour les entreprises de ma famille, une usine de fabrication de lunettes de soleil haut de gamme et de lunettes de sport, et pour deux sociétés internationales, orange 21 et FGX / Essilor. En 2012, j’ai décidé de commencer mon propre projet, The Quiet Before. »
TQB est née dans le but de rassembler différentes compétences artisanales, développées depuis des années et profondément enracinées dans des régions italiennes inconnues pour la plupart. La création de cette collection de lunettes de soleil et de montures optiques a pour but d’amener le design, l’art lunetier et l’innovation à un niveau supérieur de qualité.
Le designer explique : « La principale source d’inspiration de la collection est l’architecture et, plus spécifiquement, l’Art nouveau et le Rationalisme italien, les deux principaux mouvements architecturaux qui ont façonné la ville de Varese, où je suis né et vis encore. L’ambiance de la marque, cependant, est fortement inspirée par le monde de la musique et, plus précisément, par le rock and roll. »
« Tous les produits sont conçus et faits à la main en Italie selon des techniques de fabrication traditionnelles afin de créer un produit qui a tous les avantages de l’esthétisme et du confort », poursuit Luca Polinelli. Tous nos modèles sont fabriqués à partir d’acétate Mazzucchelli et nos verres solaires sont soit en verre de Barberini, soit en CR39 de ZEISS. Tous les modèles ont des versions conçues avec des matériaux insolites tels que le cuir et le bois. »
« Le cuir est le matériau que nous aimons le plus utiliser et ce, sur la plupart de nos modèles. Sa présence influe sur le processus créatif dès le début. », avoue-t-il.
« Notre participation au Silmo nous a non seulement permis de mieux nous positionner sur le marché étranger, notamment en France et au Benelux, mais elle a également favorisé la consolidation de nos relations avec nos distributeurs asiatiques.
www.thequietbefore.com
Tom Rebl Eyewear
La toute nouvelle collection de lunettes Tom Rebl est née d’une opération de licence pour la marque éponyme, sous la direction de Pregiata Eyewear Srl, une société italienne basée à Padoue, qui conçoit, fabrique et distribue les lunettes de la collection.
Au départ, Pregiata avait un projet de mise en marché, celui de combiner deux mondes, lunettes de mode (lunetterie commerciale) et de niche (lunettes de créateurs), jusqu’ici restés distants, parfois en conflit. Tom Rebl était selon eux la marque la plus appropriée au début de cette opération dans le secteur de l’optique lunetterie.
Tom Rebl est un designer émergent dans le domaine du vêtement et des accessoires, originaire d’Allemagne mais établi en Italie. Sa philosophie est d’offrir aux hommes un style individuel, hors normes, avant-gardiste. L’approche marketing pour sa marque de lunettes se veut loin de la dynamique du marché de masse, en préconisant les critères d’originalité et de recherche comme valeurs de base. Le design de la collection est entièrement axé sur l’univers de Tom Rebl, en s’inspirant du monde de la musique, à partir d’un imaginaire post-industriel et d’un style underground qui caractérisent l’essence actuelle de la marque.
Les montures sont divisées en deux familles principales, Protos et Tecnos, toutes deux basées sur des contrastes forts. La première est caractérisée par des montures à l’extérieur propre et linéaire, avec des surfaces ultra-planes en contraste avec l’intérieur qui laisse voir d’intéressants traitements artisanaux et jeux d’épaisseurs usinés.
La deuxième famille de modèles Tecnos repose plutôt sur des montures avec une structure plus rigoureuse et un détail technique inédit : une charnière en acier brut fait ad hoc, composé d’un système de verrouillage innovateur, composé d’agrafes métalliques.
D’autres modèles, tels Inuit et Bomb-Ray, déjà devenus iconiques, proposent des concepts de montage et de structure audacieux, comme les verres cousus à la main sur une monture en cuir et acier, et un pont métallique spécial construit comme un auvent.
« La couleur noire comme dominante caractérise toute la collection et a été un choix naturel. Sur cette base, nous avons développé une série de nouveaux concepts tels l’effet ‘used look’ et l’acétate rouillé. Toute la ligne affiche un style underground rehaussé par des effets de contrastes provocants », explique Antonio Piazza, gérant de Pregiata.
« Ce Silmo était une première expérience pour nous. Nous avons bien aimé y participer et cela s’est avéré être une étape intéressante, favorisée par le contexte parisien. La collection de lunettes Tom Rebl est très forte et différente de la vision traditionnelle du secteur; elle a suscité beaucoup d’intérêt, de curiosité et parfois même un choc culturel », ajoute-t-il.
« Les contacts que nous y avons créés, tous de haut à très haut niveau, ont confirmé le caractère particulier et unique de la collection. C’est la preuve, un an après son lancement et après l’expérience importante du Mido, qu’une audience avant-gardiste grandissante est en mesure de saisir l’essence même très innovante de notre projet. Nous en sommes très heureux. »
www.tomrebl.com
Parasite eyewear
Hugo Martin est considéré depuis une dizaine d’années comme un véritable rebelle du domaine de la lunetterie, lui qui a conçu des lunettes qui ne reposent aucunement sur les oreilles. Et malgré le grand nombre de modèles issus de ce concept novateur, tous créés par Hugo, les clients en redemandent, tellement le confort est surprenant. Le Silmo est l’endroit idéal pour dénicher ce genre de petits bijoux technologiques qui ne se trouvent pas en Amérique du Nord, et aussi pour recevoir des designers leurs impressions sur le design et leurs inspirations du moment.
« Nous évoluons actuellement dans un univers mythologico-futuriste, ce qui veut dire que nos influences et nos sources d’inspiration sont un mélange de mythes antiques divers dans un monde qui évoque le futur. Notre produit Legion illustre bien le propos. Si Ulysse avait réalisé son odyssée dans l’espace en vaisseau spatial, les membres de son équipage auraient porté des Parasite… sûrement! Et on peut voir ces inspirations dans bon nombre de films de science fiction d’aujourd’hui, où la quête de sens se mêle à la technologie. (Prometheus, Oblivion, etc.) », commente Hugo.
En ce qui me concerne et dans mes boutiques, la collection est davantage dédiée aux hommes, aux super-héros dans l’âme. Mais selon le designer, il vise plus large. Le designer raconte : « Notre client type est très simple à identifier : c’est une personnalité unique, c’est quelqu’un qui cherche à affirmer ce qu’il est par le biais de ce qu’il porte et qui cherche à le revendiquer autour de lui. C’est un profil psychologique plus qu’un profil sociologique ou marketing. Il n’appartient pas à un groupe, un sexe ou à une classe d’âge par exemple, c’est plutôt celui qui au sein de son groupe veut se différencier et s’affirmer. On touche donc toutes sortes de profils et de professions : avocats, sportifs, geeks… »
« Bien sûr ceux qui ont une affinité avec les technologies et l’imaginaire du futur auront une sensibilité plus importante envers nos produits et comprendront tout de suite notre univers. Nous sommes donc à contre-courant du vintage et du rétro » dit-il.
Toujours à l’affût des percées technologiques, il présente cet automne plusieurs de ses modèles de protection solaire avec le verre intitulé « ténèbre ». C’est un verre à effet noir mat qui semble opaque. Ce traitement est réalisé à l’intérieur de l’épaisseur du plastique, plutôt qu’en couche extérieure comme un traitement de surface miroir. Ce procédé est breveté, et seules une dizaine de marques en Europe ont ou auront la licence pour vendre ces verres.
Quand je lui demande son appréciation du salon cette année: « Le Silmo s’est très bien passé pour nous, car nos ventes sont en progression par rapport à l’an passé, et ce, malgré un contexte fort difficile. Curieusement, notre marque est devenue une valeur refuge pour nos clients. En effet, le consommateur qui achète Parasite est fidèle à la griffe et facilement identifiable. De plus, notre marque amène de nouveaux clients aux opticiens, et par ces temps difficiles, c’est un avantage considérable. »
www.parasite-eyewear.com