L’orthoptique canadienne commentée
Par Jean Milot, M.D.
Traduction des citations par Edward Collister
N.D.L.R. : Professeur émérite de l’Université de Montréal et retraité actif, le DrJean Milot s’est immergé le temps d’une recherche dans les archives des revues médicales canadiennes pour nous livrer le climat d’une époque confrontée à l’apparition d’une nouvelle discipline paramédicale au Canada au milieu du siècle dernier : l’orthoptique.
Avant-propos de l’auteur
Cette présentation forcément sommaire pourra sembler lacunaire à certains puisque je fais volontairement abstraction de la description des différentes méthodes orthoptiques, telles que l’euthyscope, le diploscope, le stéréoscope, le cheiroscope, l’amblyoscope, le synoptophore, l’orthofuseur, le visuscope, le pléoptophore, etc.
1ère partie : des origines à 1948
La naissance d’une discipline
L’histoire de l’orthoptique moderne commence à la fin du XIXe siècle. L’Europe, et tout particulièrement la France et l’Angleterre, joue à ce moment-là un rôle décisif dans la thérapeutique moderne du strabisme. Une des premières publications françaises, le Paris médical fait mention de cette nouvelle profession spécialisée en précisant son rôle dans le traitement du strabisme :
« Souvent ce traitement [optique] ne suffit pas et il faut lui ajouter le traitement orthoptique ou gymnastique des muscles oculaires, pour aider au rétablissement de la vision binoculaire. »1 Édition du 2 octobre 1912.
Louis Émile Javal (1839-1907), célèbre ophtalmologiste français, est considéré avec raison comme le créateur de l’orthoptique moderne. En effet, il a été le premier à utiliser le stéréoscope pour neutraliser la suppression. Il faut ajouter qu’il a soutenu en 1868 sa thèse de doctorat qui portait sur la nature de la correspondance rétinienne anormale. En Angleterre, l’honneur revient à ClaudE Worth (1869-1936), qui a démontré la théorie de la fusion du strabisme de la façon la plus compréhensible. Pionnier dans le traitement orthoptique du strabisme, il a fondé la première clinique d’orthoptique du Royaume-Uni au Moorfields Eye Hospital.
Dans les publications canadiennes
1838 : au Windsor Western Hospital
À la suite de recherches dans les revues médicales canadiennes de l’époque, c’est au Dr John Peter Boley, ophtalmologiste du Windsor Western Hospital, que l’on doit la première publication2 dans laquelle il est question d’orthoptique.
Il est d’ailleurs scandalisé de constater que, trop souvent, certains médecins ne font que rassurer les parents en leur garantissant que leur enfant grandira sans strabisme. Alors que malheureusement, ce qu’ils considèreront comme une guérison ne sera à la puberté qu’un simple résultat esthétique :
« De tels hommes ne sont pas dignes de leur confiance et démontrent un manque flagrant de connaissances. » (trad.)
Le Dr Boley est l’un des premiers ophtalmologistes à se montrer positif aux traitements orthoptiques, sans pour autant exclure la chirurgie :
« Si l’enfant de trois ans ou plus a toujours besoin d’un traitement, alors une forme de traitement orthoptique peut être entreprise. Cependant, certaines conditions doivent prévaloir si un gain significatif est espéré. […] Si aucune amélioration n’est constatée après six mois de traitement orthoptique, alors la chirurgie est recommandée. » (trad.)
1940 : l’orthoptie a son journal3
Le sujet de l’orthoptique se développe rapidement. Il n’est donc pas étonnant de voir apparaître un nouveau journal dédié à cette nouvelle branche de l’ophtalmologie :
« Ce périodique a été publié pour la première fois en 1939. C’est la revue officielle de la British Orthoptic Society, récemment créée. » (trad.)
1940 : au Royal Victoria Hospital de Montréal
Aussi étonnant que cela puisse paraître, le prochain article4 de référence a été rédigé, non pas par un ophtalmologiste célèbre, mais bien par un brillant pathologiste qui disserte sur l’orthoptique comme si c’était de son ressort quotidien. Il s’agit du Dr Albert G. Nicholls, assistant pathologiste au Royal Victoria Hospital et au Montreal General Hospital. Il ira même jusqu’à préciser le rôle de l’orthoptique, rôle dont certains ophtalmologistes semblent en méconnaître la valeur :
« La valeur ajoutée de l’orthoptique, une forme de traitement par des exercices conçus pour éliminer le réflexe de loucher et pour rétablir la bonne vision stéréoscopique. » (trad.)
Les médecins trop occupés par les consultations médicales devront, selon lui, déléguer ces traitements à « un technicien spécifiquement formé, […] il ou elle, de préférence, une femme » (trad.).
Persuadé de l’utilité de cette nouvelle thérapeutique, il y va de cette suggestion, sans la moindre retenue :
« Un service d’orthoptique doit être créé dans chaque hôpital spécialisé dans le traitement des yeux ainsi que dans chaque grand hôpital doté d’un service d’ophtalmologie. » (trad.)
1941: Hôpital Saint-Sacrement de Québec
Aucunement convaincu de la valeur thérapeutique de ce traitement innovateur, le Dr Henri Pichette, ophtalmologiste de Québec ne se gêne pas pour affirmer que « les différents traitements médicaux et orthoptiques donnent vraiment bien peu de résultats. Seul le traitement chirurgical peut corriger à peu près tous les strabismes5 ».
1941: Hôpital Notre-Dame de Montréal
Il n’est pas étonnant que dans les années 40, on ait commencé à se poser des questions, toujours sur le même sujet. Dans l’Union médicale du Canada, le Dr Émile Blain médite sur la question et préconise que « l’orthoptique se cherche encore une définition universellement admise, mais on peut quand même penser, sans crainte d’erreur, que c’est une science physico-médicale ayant pour objet de corriger, au moyen d’exercices musculaires, les déviations latentes ou manifestes des axes visuels6 ».
Et le Dr Émile Blain n’hésite pas à ajouter cet étonnant commentaire:
« La technique exige de la délicatesse et de la persévérance. On a déjà dit que l’orthoptiste idéal doit posséder, à la fois, le tact d’une femme, la minutie d’un astre, et la patience d’un ange. »
1941: Hospital for Sick Children de Toronto
L’orthoptique prend racine progressivement. Cependant, les ophtalmologistes l’acceptent avec une certaine réserve, comme en font foi les commentaires du Dr A. Lloyd Morgan de Toronto7 :
« La formation en orthoptique peut jouer un rôle important dans le développement de la vision binoculaire jumelée à la chirurgie, mais ce n’est pas une panacée. » (trad.)
1942: Winnipeg Children’s Hospital
Le Dr James McGillivray, ophtalmologiste du Children’s Hospital de Winnipeg est un véritable adepte de cette science nouvelle et il livre plusieurs suggestions :
« Si la vision binoculaire doit être restaurée, il est essentiel que l’enfant ait une vision normale dans chaque œil. À cette fin, nous utilisons une forme d’occlusion sur l’œil sain. Un bandage ne doit pas couvrir l’œil pour plus d’un mois sans un suivi. Lorsque la situation est rétablie, le patient est prêt pour un traitement orthoptique. Assis devant le synoptophore, il porte sa correction.8» (trad.)
Ou encore :
« L’orthoptiste doit faire une tentative pour la fusion. Mais si la fusion n’est pas réussie, le résultat cosmétique vaut la peine. Dans les faits, la vision binoculaire ne veut rien dire pour l’enfant ou le parent. » (trad.)
1942: Winnipeg Children’s Hospital
Le Dr F. A. Macneil, également ophtalmologiste au Children’s Hospital de Winnipeg qui a participé à la table ronde avec son confrère McGillivray cité précédemment, met en garde contre certains praticiens déviants qui « souvent produisaient des affirmations de résultats exagérées ou non fondées. Cette pratique mettait en cause la pratique de l’orthoptique9 » (trad.).
1943 : Hôpital Sainte-Justine de Montréal
Déjà en 1943, le Dr Jean Mignault, ophtalmologiste à l’Hôpital Sainte-Justine, confirme l’usage des traitements orthoptiques dans cet établissement10 :
« Ici entrent en jeu tous les modes de traitements orthoptiques pour renforcer le muscle déficient avant qu’il ne soit trop tard et que l’on ne doive recourir à une intervention chirurgicale. »
« Ici le rotoscope entre en jeu. L’exercice va durer environ 10 minutes et sera limité par l’endurance de l’enfant, quitte à augmenter la durée lorsque l’enfant sera plus habitué au traitement. On répètera ces exercices deux ou trois fois par semaines. On peut ainsi faire revenir ces enfants pendant 6 à 8 semaines. Puis on les laissera se reposer quatre semaines, quitte à reprendre le traitement durant une autre période de 6 à 8 semaines. »
1945 : Hospital for Sick Children de Toronto
Depuis 1941, le Dr A. Lloyd Morgan, ophtalmologiste au SickKids de Toronto ne semble pas avoir encore changé d’opinion sur l’orthoptique et demeure méfiant envers ceux qui y ont recours :
« L’utilisation d’instruments tels que le synoptophore, l’orthofuseur et l’amblyoscope ne pourront guérir le strabisme. En fait, leur utilisation sans discernement peut même aggraver la situation. Plusieurs croient que la formation orthoptique peut corriger un mauvais résultat de chirurgie. C’est une attente trop élevée.11 » (trad.)
Et il met en garde contre le charlatanisme relié à certaines pratiques :
« Malheureusement, ‘l’entraînement musculaire’ est une pratique largement répandue chez les groupes non-médicaux et il s’agit d’un moyen pour extraire d’importantes sommes d’argent au public. […] L’image de l’orthoptique a, par conséquent, souffert. » (trad.)
« Nous avons tous vu les échecs du soi-disant entraînement musculaire et plusieurs d’entre nous sont très sceptiques sur la valeur de l’orthoptique […] Lorsqu’il sera parfaitement compris par la profession que l’orthoptique n’est qu’une étape dans le traitement des yeux qui louchent, elle sera acceptée par un plus large groupe de praticiens. » (trad.)
Son opinion demeure malgré tout formelle :
« La formation orthoptique occupe une place importante dans le traitement du strabisme. Le bon diagnostic est essentiel et lorsqu’il n’est pas fait, les résultats peuvent être décevants […] Lorsque la profession aura bien compris que l’orthoptique n’est qu’une étape dans le traitement des yeux qui louchent, son acceptation sera plus entière. » (trad.)
1946 : Vancouver General Hospital
Le Dr Charles E. Davies, ophtalmologiste au Vancouver General Hospital a participé, en 1939, à la fondation de la première école d’orthoptique au Canada avec la collaboration d’une orthoptiste déjà formée au Royal Westminster Ophthalmic Hospital de Londres :
« L’orthoptique n’est peut-être pas la réponse définitive, mais elle offre une approche fondée sur une méthode scientifique.12 » (trad.)
1948 : Hospital for Sick Children de Toronto
L’ophtalmologiste A. Lloyd Morgan et Elisabeth Pearce, orthoptiste au Hospital for Sick Children, reviennent encore sur ce problème d’imposteurs à Toronto et nous préviennent contre cette escroquerie :
«On a constaté certains patients qui avaient reçu un traitement orthoptique dans d’autres cliniques, deux à trois fois par semaine, sans noter d’amélioration. Ce type d’intervention porte le public à croire que l’orthoptique n’est qu’une illusion.13 » (trad.)
1. MONTHUS. A. Le strabisme et son traitement. Paris médical. no 41, septembre 1912 : 333-337.
2. BOLEY, J. P. Squint. The Canadian Medical Association Journal. Vol. 39, (6). Dec. 1938 : 560-4.
3. Unknown author. The British Orthoptic Journal. The Canadian Medical Association Journal. Vol. 43, (2). Dec. 1940 :167.
4. NICHOLLS, Albert G. Orthoptics and Orthoptists. The Canadian Medical Association Journal. Vol. 43, (5). Nov. 1940 : 475-6.
5. PICHETTE, Henri. Traitement chirurgical du Strabisme. The Canadian Medical Association Journal. Vol. 44, (1) Jan. 1941 : 84.
6. BLAIN, Émile. Orthoptique et strabisme. L’Union médicale du Canada. Vol. 70. Avril 1941 : 362-9.
7. LLOYD MORGAN, A. Surgical Treatment of Strabismus. The Canadian Medical Association Journal. Vol. 45, (6). Dec. 1941: 500-4.
8. MCGILLIVRAY, James. Orthoptic Treatment of Strabismus. The Canadian Medical Journal. Vol. 46, (3) Mars Mar. 1942 : 265-7.
9. MACNEIL, F. A. Some Observations on the History of Orthoptics. The Canadian Medical Association Journal. Vol. 46, (3). Mars Mar. 1942 : 268-9.
10. MIGNAULT, Jean. Strabisme et Rotoscope. Les Annales médico-chirurgicales de l’Hôpital Sainte-Justine. Vol. 4, (2). Mars 1943 : 133-43.
11. LLOYD MORGAN, A. Value of Orthoptics in Treatment of Strabismus. The Canadian Médical Association Journal. Vol. 52, (5). May 1945: 498-500.
12. DAVIES, C. E. Orthoptic Treatment in Convergence Insufficiency. The Canadian Medical Association Journal. Vol. 55, (1). July 1946 : 47-9.
13. LLOYD MORGAN, A. M.D. and PEARCE Elisabeth. D.B.O. Orthoptics : Some Notes on the Orthoptic Clinic with Evaluation of Results. Transactions of the Canadian Ophthalmological Society. Vol. 1. Jun. 1948 : 113-5.