L’envers du décor
Par Isabelle Boin-Serveau
Nos experts contactés pour ce dossier sont unanimes : en optique, un bureau est considéré comme vieillissant après huit ans. Et c’est souvent la compétition immédiate qui pousse les propriétaires à se mettre au goût du jour. Parce que, inévitablement, l’aménagement est aussi une question de mode et de tendances, et que le commerce de détail ne peut justement se passer de ce genre de détails pour attirer, satisfaire et retenir sa clientèle. Voici quelques pistes pour des agencements maîtrisés.
On ne peut omettre Barbara L. Wright1, la démiurge du design en optique, qui depuis 1984 préside à l’agencement de plus de 600 boutiques à travers les États-Unis! Elle mène son entreprise de designer d’une main de maître et ne lésine pas sur les conseils à l’attention des professionnels de la vue. Sa vision du design s’appuie sur des considérations économiques : nous traversons encore une forme de récession et les consommateurs font davantage attention à leurs dépenses. Les grandes chaînes ravissent une part de plus en plus importante du marché, forçant les praticiens indépendants à devenir bien plus que des cliniciens. Elle s’inspire aussi du design raisonné de certaines grandes enseignes du commerce de détail telles que Starbucks « qui ont su élever les attentes des consommateurs et motiver les actes d’achat… Et pourquoi ne pas créer le même environnement et faire vivre au client l’expérience unique de magasinage à l’intérieur des bureaux d’optique? »
De fait, elle aime déboulonner des mythes qui ont la peau dure dont celui qui consiste à prétendre que les clients ne recherchent que les bas prix. « Présenter des produits haut de gamme pour vendre les moyennes gammes2 », telle est la devise de Barbara L. Wright qui se base sur la prémisse que « l’on ne doit pas préjuger de la capacité à dépenser de notre clientèle » et qu’en présentant « des montures à 450 $, celles à 250 $ n’apparaissent finalement pas si chères que cela ». Pour revenir à sa mission première, la designer indique l’importance du placement des produits en fonction de leur prix : « Les montures haut de gamme doivent trouver leur place dans des présentoirs de prestige éclairés et fermés qui valorisent le produit. »
La designer part en guerre contre ceux qui pensent que la meilleure façon de présenter les montures consiste à les aligner sur des présentoirs verticaux. Des murs entiers de montures seraient plutôt à bannir selon la gourou qui ajoute que « de petits groupes de montures similaires, séparées par des miroirs, retiendront davantage l’attention. De toute façon, nous ne pouvons pas mémoriser plus de sept objets en même temps… » Il est donc inutile de surcharger l’espace. Elle préconise la présence de comptoirs et d’étagères pour utiliser les différents éléments de marchandisage que fournissent les marques.
Enfin, à ceux qui imaginent qu’il suffit de changer de présentoirs pour rajeunir un bureau, Barbara L. Wright signale que les présentoirs et l’ameublement ne représentent que quelques pièces du puzzle design, lequel renferme une multitude d’éléments tels que le sol, les murs, le plafond, l’éclairage, les bureaux et l’architecture, « bref, tout ce que le patient voit, entend et touche… Car ce qui est perçu par le client est transmis sous forme de messages à son inconscient. Il suffira donc de lui adresser le bon message… et surtout de lui faire vivre une expérience qui ne lui donnera plus l’envie de magasiner ailleurs! »
L’importance de cerner un concept
Michel Therrien, président du Groupe Comcept3, a réalisé l’aménagement de nombreux bureaux d’optique au Québec. Il connaît bien ce marché et s’adjoint fréquemment la collaboration de Guylaine Lacasse, designer associée d’ARCHDesign4 de l’architecte Sylvain Pomerleau. Elle a d’ailleurs travaillé sur le concept corporatif du groupe Opto-Réseau et réalisé notamment l’aménagement de la clinique des docteurs François Gendron et Renée Guertin à Magog : « Ils ont opté pour un design haut de gamme de notre projet d’image corporative en y ajoutant leur touche personnelle et leur expérience respective. Nous avons créé un environnement personnalisé, stimulant et très fonctionnel dans le cadre des lignes directives du concept. »
Peu importe les circonstances, la concertation en amont est une étape indispensable à la réalisation d’un projet d’aménagement. Le designer Steve Ross d’Atelier Avant-Garde5, qui travaille depuis des années pour les bureaux du Groupe Marchand, a dû récemment relever un nouveau défi avec la Boutique Marchand de la Place Ste-Foy à Québec : « Frédéric savait ce qu’il voulait. Une boutique haut de gamme au style épuré et très contemporain. » Une orientation a ainsi été clairement définie : mettre en vedette les montures dans un écrin visuel d’une élégante sobriété. Dans un décor d’un blanc brillant et judicieusement éclairées dans des présentoirs de verres, les lunettes occupent totalement l’espace et se laissent caresser du regard.
Une affaire de couleurs
Guylaine Lacasse nous l’annonce, les couleurs reviennent en force et avec elles la gaieté et l’humour. « Il était temps! », soupire-t-elle en précisant que, « bien dosée, une couleur dominante avec une harmonie de couleurs plus neutres demeure un choix intéressant qui passe les années plus facilement. »
Tout comme dans nos maisons, on note le retour du papier peint. Le bureau Oh! Lunettes de Caroline Sardi et Nathalie Nicopoulos a d’ailleurs penché pour ce style rétro, avec chandelier et miroirs gigantesques agrémentés de larges dorures. Guylaine Lacasse ajoute que « cette texture est intéressante et qu’elle permet de créer un intérieur moins statique et d’intégrer des motifs et finis qui viendront compléter le reste des éléments du décor ».
De l’autre côté de l’Atlantique, l’architecte Frédéric Roda a recomposé le premier magasin parisien du créateur lunetier marseillais Jean-François Rey dans l’ancienne officine des Lunetiers Delambre. L’espace a été débarrassé de décoration superflue et là encore, on a privilégié le blanc pour rehausser les collections solaire et ophtalmique et pour capter le regard du client. L’architecte s’est aussi amusé à augmenter les volumes en usant du jeu subtil des murs-miroirs. Au sol, un plancher de chêne à l’ancienne imprime une touche « tradition » en relation avec la fierté artisanale de la lunetterie française.
Matériaux et éclairages
Guylaine Lacasse nous explique que pour le sol, « le plancher souple est aussi apprécié pour plusieurs raisons : il est facile d’entretien, permet d’ajouter une touche de gaieté ou de texture tout en étant acoustique ». De plus, il est d’un coût très abordable et nécessite moins de préparation qu’une céramique.
Steve Ross s’enthousiasme pour la grande diversité de matériaux qui sont désormais disponibles à des prix abordables sur le marché de la décoration. Et chaque année apporte son lot de nouveautés. Pour Marchand Boutique, Steve Ross a utilisé le béton époxy, un produit dernier cri : « Nous y avons ajouté des particules de métaux afin de renforcer l’aspect brillant. Pour le plafond, nous avons tendu une toile noire qui, avec la lumière, participe à la belle harmonie de l’ensemble. » Justement, l’éclairage est un des facteurs majeurs dans l’aménagement d’un bureau. Et l’utilisation répandue des DEL (lampes à diode électroluminescente) réduit la consommation en améliorant les performances de luminosité. Steve Ross a bien sûr équipé chaque module de présentation des montures d’un éclairage idoine et a su tirer profit du rétroéclairage pour les lunettes exposées dans les cubes verticaux : « Mais nous avons aussi dû faire faire des tubes lumineux sur mesure! » De plus, chaque présentoir îlot a été surmonté d’un couvercle vitré en guise d’écrin pour les montures, tel qu’on le rencontre souvent dans les présentations de bijoux.
La designer d’ARCHDesign croit aussi que les luminaires spéciaux et les éléments graphiques sont là pour produire un effet punch très intéressant comme signature d’entreprise : « On pourrait utiliser des images surdimensionnées sous forme de papier peint ou de décalques qui ne sont pas onéreuses et qui auraient un effet direct sur l’aspect global du bureau. »
Les vitrines
Les deux designers que nous avons interrogés sont bien d’accord sur les différences qui existent entre un bureau ouvert sur la rue et un autre situé dans un centre commercial. Il s’agit avant tout d’une question de visibilité. Dans un centre commercial, on a l’avantage de pouvoir utiliser à sa guise toute la hauteur et la largeur de la vitrine pour retenir l’attention du passant. Sur la rue, le traitement des enseignes et l’étalage des produits s’avèrent des composantes prééminentes.
Par ailleurs, Steve Ross s’est servi d’un écran fixé dans la vitrine principale pour diffuser des vidéos d’information sur les marques de prestige : « C’est important de créer une animation et rien de tel qu’une image qui bouge! Cela attire l’œil des promeneurs qui se déplacent dans les allées du centre commercial. » Pour Marchand Boutique, on a aussi introduit dans la vitrine deux mannequins portant des lunettes de part et d’autre de l’entrée. Deux éléments distinctifs qui appellent là encore le regard et qui renvoient instantanément à la notion de mode… rencontrant ainsi l’objectif de la boutique.
Enfin, Guylaine Lacasse note un courant dans la décoration qui émerge fortement, celui du style laboratoire « qui sert très bien la présentation des montures par un mobilier très épuré et un côté clinique médicale optique… Cependant, pour ajouter un peu de chaleur à ce style, je proposerais l’intégration de couleurs chaudes ou du bois… ».
À l’instar du bureau parisien de J.F.Rey et de ses « boîtes à malice dissimulées à l’oeil nu », Steve Ross a disposé dans l’espace de Marchand Boutique des mobiliers aux compartiments et aux tiroirs cachés : « En fait, nous voulions mettre en évidence le travail de l’opticien, de celui qui dévoile les montures haut de gamme une à une et qui oriente son client vers le meilleur choix. » Là aussi, le design a su s’harmoniser avec le message que le propriétaire veut envoyer aux clients. « Dans tous les cas, pour qu’un décor soit réussi, il faut qu’il représente fidèlement les valeurs de l’entreprise », ajoute Guylaine Lacasse.
Tendances 2.0
Au 21e siècle, il serait incroyablement passéiste de se priver des derniers courants informatiques. Les outils numériques dont peuvent tirer parti les professionnels de la vue s’appellent tablettes numériques, écrans tactiles ou statiques. Ils sont souvent adoptés pour présenter des modèles, faciliter le choix d’une monture en utilisant la photo du porteur ou livrer de l’information sur les maladies et troubles de la vue. Ils auraient donc tendance à devenir des éléments intégrés au décor.
Guylaine Lacasse estime que l’aménagement du circuit client devra être modifié en fonction de la présence de ces outils : « Des stations debout ou assise doivent être intégrées pour un usage adéquat et confortable ». Il pourrait même être envisagé de transformer le coin salle d’attente en coin-détente-café dans lequel les clients seraient invités à se servir des appareils numériques.
Mais pour la designer, il est surtout important de bien penser à l’image corporative que le propriétaire du bureau veut projeter : « Est-ce une bonne idée? En intégrant la technologie aux aménagements, on se positionne comme une entreprise qui a pris le tournant de la nouvelle génération mais cela peut être un peu intimidant ou compliqué pour une clientèle plus âgée qui privilégiera le contact humain chaleureux… Par contre, un bon équilibre de l’intégration de technologies (qui changent si vite!) et une bonne expérience (chaleur humaine) est une formule gagnante. »
À Paris, Pierre-Alain Weill, président du Groupe Weillrobert6, est un expert de la publicité sur les lieux de vente (PLV) dans les commerces de détail et se spécialise dans le digital media : « On constate ces dernières années, une évolution du comportement des acheteurs en raison de leur pratique avec Internet… » Un changement qui ne se remarque pas uniquement vis-à-vis des achats en ligne, mais surtout par la relation qui se développe actuellement avec les marques. « D’un simple clic, on peut dialoguer avec sa marque, voir plusieurs modèles et obtenir tout de suite de l’information sur un modèle qui nous intéresse. » Ce qui n’empêche pas les consommateurs de se rendre dans un point de vente réel pour « prendre contact avec le produit, le toucher, et l’essayer! » Les consommateurs d’aujourd’hui utilisent donc deux canaux pour leur magasinage.
D’autre part, l’expert a constaté une autre transformation dans les comportements : l’utilisation des téléphones intelligents7 dans les magasins! « Face aux produits, le nouveau consommateur aimerait pouvoir cliquer la gondole, le présentoir ou le mural de lunettes pour en savoir plus… être sur Internet et dans le point de vente en même temps! C’est l’effet de la souris qui démange… », raconte Pierre-Alain Weill.
Il est désormais possible de satisfaire ces clients fortement « numérisés » en affichant dans les bureaux des éléments interactifs que l’expert appelle des « accélérateurs » : « On positionne des codes QR8 qui ne sont rien d’autre qu’une façon d’accéder à un site et ainsi à de l’information dans un point de vente sans avoir à lâcher ses paquets. »
Le code QR peut conduire le client sur le site d’une marque de montures, de verres ou de lentilles de contact, mais peut aussi le diriger sur le site du bureau lui-même où il trouvera de l’information pertinente! « Évidemment, il est recommandé de faire des mini-sites spécialement conçus pour une consultation optimale avec un smartphone… », précise Pierre-Alain Weill qui rassure en ajoutant que « rien ne remplacera le conseil du professionnel et qu’il ne faut pas négliger non plus les présentoirs de marques pour attirer les clients. »
Mais, une chose est certaine, au cours des prochaines années, l’aménagement d’un bureau d’optique ne pourra plus être conçu comme dans le passé. Désormais, il faudra considérer les outils high tech comme des alliés qui savent répondre aux nouveaux besoins des consommateurs.
1. www.barbarawrightdesign.com
2. Traduction libre de «Show high to sell more of the middle».
3. www.amenagementscomcept.com
4. www.firmearchdesign.com
5. www.aag.qc.ca
6. www.weillrobert.com et www.com-shop.fr
7. En 2012, 10 millions de Canadiens utilisent des téléphones intelligents, soit 46 % des possesseurs de cellulaires.
8. Le code QR (pour quick response) est un code barre à deux dimensions qui peut être lu par la caméra des téléphones intelligents.