Par Isabelle Boin-Serveau
Aveugles d’un jour
Dominic et Martin sont des humoristes qui récoltent beaucoup de succès au Québec. Ils sont drôles, mais ils sont aussi les porte-parole du 150e anniversaire de l’Institut Nazareth et Louis-Braille de Montréal. Ce n’est pas un hasard, car Dominic Sillon a perdu l’usage d’un œil à l’âge de 13 ans et la mère de Martin Cloutier souffre d’un glaucome sévère qui réduit son acuité visuelle. Récemment, ils sont allés plus loin en se soumettant à une expérience d’un jour de non-voyance pour les besoins de l’émission Testé sur les humains. « Nous étions très curieux de vivre cette expérience qui a été riche d’enseignements, explique Dominic Sillon. J’ai réalisé combien notre environnement n’était vraiment pas adapté aux personnes qui souffrent d’un handicap.»
Lâchés à Montréal sur la rue St-Catherine avec des chiens-guides Mira, les deux humoristes ont dû faire appel à tous leurs autres sens pour se diriger : « Tout devenait dangereux! On se faisait tirer par le chien et les sons de la rue paraissaient amplifiés. J’avais l’impression de marcher les jambes pliées, comme si je craignais de tomber! » Une expérience que Dominic qualifie aussi de traumatisante :« J’avais peur et je venais de comprendre que, moi qui suis plutôt imprudent, je suis devenu très vigilant et même patient lorsque André Robitaille, pour les besoins de la cause, nous bousculait… Je ne comprenais pas que les gens ne puissent pas nous voir! En fait, ces bousculades me mettaient en colère! » Dominic Sillon relève « qu’il faut être très courageux pour faire face à l’extérieur avec un handicap visuel. Je leur lève mon chapeau! ».
Dans le restaurant montréalais Ô Noir, Dominic et Martin ont aussi expérimenté un repas sans voir. « Là encore, il a fallu gérer l’environnement. Sans contexte visuel, la table que nous occupions me paraissait très petite, en fait, plus petite qu’elle n’était en réalité. Quant aux aliments, j’ai pu les reconnaître surtout grâce à leur texture. Martin, qui est privé d’odorat, était convaincu qu’il mangeait un steak alors qu’il s’agissait de poulet! », se souvient Dominic Sillon.
Le concept des restaurants dans le noir n’est pas nouveau, il a germé dans la tête d’un Suisse non-voyant en 1998. Le pasteur, Jorge Spielmann, aidé par quelques amis, a décidé d’ouvrir un établissement, le Blinde Kuh
(traduit par « vache aveugle ») destiné à plonger des voyants dans l’obscurité pour leur faire prendre conscience de la réalité vécue par les non-voyants. « Vache aveugle » parce que les serveurs et les serveuses portaient des clochettes afin de se faire entendre des convives… et de leurs collègues.
Depuis, le concept a littéralement envahi la planète, d’abord en Europe, puis sur tous les continents, et a subi des variantes par rapport au modèle original. En 2006, le restaurant Ô Noir, situé à Montréal, aura été le premier du genre au Canada. Depuis, sur le sol canadien, les restaurants où l’on mange sans voir ont pignon sur rue, notamment à Toronto et tout récemment à Québec.
Un restaurant dans le noir
Le restaurant dans le noir Ô 6e Sens a ouvert ses portes, en avril dernier, dans le complexe hôtelier ALT situé sur l’avenue Germain-des-Prés à Québec. Gaétan Paquet, un opticien qui exerce sur la rue St-Jean, est l’un des trois propriétaires, avec Jean-François Lessard et Patrick Vézina.
« C’est Jean-François qui m’a convaincu d’embarquer dans ce projet! », précise Gaétan Paquet que nous avons rencontré dans le restaurant en compagnie de Jean-François Lessard. Ce dernier acquiesce en souriant : « Nous étions des partenaires d’affaires puisque j’étais son banquier avant de devenir un ami et aujourd’hui un associé. Les réflexes d’homme d’affaires de Gaétan sont très précieux pour nous.»
Bénévole pour la Fondation Mira, l’ex-banquier a eu le désir de se lancer en affaires tout en soutenant une cause qui lui tenait à cœur : celle des non-voyants. Des trois associés, Patrick Vézina est d’ailleurs le seul handicapé visuel. « Je l’ai rencontré chez Mira et nous avons sympathisé. Patrick est un ébéniste de formation qui a énormément d’énergie et qui avait envie de créer son emploi et de vivre cette aventure, d’autant plus qu’il aime quand ça bouge! », souligne Jean-François Lessard.
Bien plus qu’un simple restaurant
L’idée d’ouvrir un restaurant dans le noir trottait depuis longtemps dans leur tête. Par ailleurs, la Fondation Mira organise à l’occasion des repas pour des voyants affublés d’un bandeau sur les yeux pour créer l’obscurité : « Lorsque j’ai discuté avec la Fondation Mira et la Fondation Caecitas de la possibilité d’ouvrir ce restaurant à Québec, ils ont tout de suite proposé de devenir nos commanditaires. Quant à nous, nous leur rétrocédons 10 % de notre chiffre d’affaires pour les aider à poursuivre leur mission.»
Mais l’ouverture de ce restaurant dépasse le simple intérêt de l’expérience pour les convives voyants. En effet, les invités sont guidés du personnel non voyant et sont servis dans une grande salle plongée dans l’obscurité totale. Une belle façon de créer de l’emploi pour des personnes atteintes d’un handicap qui éprouvent souvent des difficultés à s’insérer dans un domaine professionnel.
Pour les trois associés, il était évident que des organisations aussi spécialisées que l’Institut de réadaptation en déficience physique de Québec (IRDPQ) l’École hôtelière de la Capitale et le centre Louis-Jolliet allaient être mises à contribution afin d’assurer une formation adaptée aux besoins du restaurant et aux aptitudes des étudiants.
« Tous ces intervenants ont été emballés par le projet! », mentionne Jean-François Lessard. Grâce à la participation financière d’Emploi-Québec, Denise Genest enseignante en intégration socioprofessionnelle au Centre Louis-Jolliet, et Laurence Moreau, qui a fait ses classes au Panache, ont contribué à la formation de huit élèves, dont trois filles, assistées par des intervenants de (l’IRDPQ). Pour ces jeunes handicapés, avoir un travail se révèle gratifiant, non seulement parce qu’il brise leur isolement mais aussi pour l’estime de soi qu’il procure.
Dany Baribeau, jeune homme handicapé visuel, fait partie de la brigade de serveurs qui ont la charge du service dans une salle comprenant 45 places. Il affiche un grand sourire lorsqu’on lui demande si cette activité lui plaît : « C’est formidable! En plus, je travaille dans la restauration comme pas mal de membres de ma famille dont ma mère et deux de mes frères. » Il apprécie aussi grandement le contact avec les gens qui lui posent souvent des questions sur l’origine de son handicap « et puis surtout sur les plats que je pose devant eux! »
Du talent, de l’expertise et de l’ingéniosité
Jean-François Lessard l’avoue : « Il était important d’être bien entouré et bien conseillé pour réussir ce projet.» Il a d’ailleurs bénéficié de l’expertise du Groupe Germain, leur locateur, qui possède le complexe ALT. D’autre part, Mario Martel, chef bien connu dans la région, a pu apporter son expertise dans la conception des repas. Son fils, le jeune chef Simon Martel, assure avec le second, l’élaboration d’un menu (lequel est gardé secret et change tous les mois) de grande qualité aux saveurs des saisons. « C’est tout un défi pour nous de mettre en place une façon de faire différente qui nous permet d’interagir avec les serveurs… Et nous prenons grand soin de concocter pour notre clientèle des mets de grande qualité », relève le jeune chef. Un souci qui doit compenser la composante vision qui participe généralement à l’appréciation gustative car « il n’est pas question que l’expérience culinaire passe au second plan! ».
Pour que l’organisation du service soit couronnée de succès, les propriétaires d’Ô 6e Sens ont fait appel au génie électronique de la compagnie Azbar, spécialisée dans les services technologiques pour le domaine de la restauration, et à l’implication totale de son président, Robert Blouin, afin de mettre au point un système auditif destiné aux serveurs. En effet, ces derniers portent une oreillette qui leur permet de gérer les commandes des convives grâce à la synthèse vocale de l’ordinateur et de la caisse-enregistreuse.
Mais les innovations ne s’arrêtent pas là chez Ô 6e Sens! Le restaurant est aussi conçu pour accueillir au moment du lunch des amateurs de sandwiches puisque des banquettes occupent une partie de l’espace jouxtant la mystérieuse salle dans le noir dont les propriétaires gardent jalousement « le secret ». Enfin, dans le fond de la pièce éclairée, a été installée une vaste niche séparée par une vitre où les chiens Mira des serveurs peuvent se reposer alors que leurs maîtres travaillent.
Depuis son ouverture, le téléphone du restaurant Ô 6e Sens ne dérougit pas. Entre les couples passionnés de sensations et les groupes assoiffés de nouvelles aventures, les convives sont assurés que tout a été parfaitement conçu pour que l’expérience goûte vraiment bon.