par Marie-Sophie Dion, o.o.d.
C’est dans un climat quasi tropical, avec un thermomètre oscillant aux alentours de 30° C peu habituel en cette fin du mois de septembre, que Paris a accueilli les amoureux de belles lunettes et de design à l’occasion du Silmo 2011.
En plus de recevoir les visiteurs du Silmo et les adeptes de la Semaine de Mode du « prêt-à-porter », la ville a vibré au rythme de la Nuit Blanche de Paris1, les rues ayant peine à contenir tout ce beau monde qui se refusait à tout prix de dormir. L’ambiance nocturne était à la fête et la fébrilité palpable.
La soirée des Silmo d’Or a émerveillé ses invités par son emplacement dans le hall Concorde du musée de l’Air et de l’Espace. Sous les ailes de deux avions Concorde, légendaire symbole de vitesse et de prestige des années 1960, la piste de danse a rassemblé des nominés, des invités VIP et… des tortues. Oui, vous avez bien lu : des tortues!
Une bonne centaine des convives de cette soirée portait des montures en acétate façon écailles de tortue, communément appelées tortoise. Une mode? Non… Je dirais plus : une véritable INVASION! Moi, qui ne suis guère une amatrice de cet agencement aléatoire de différents tons de brun, je me suis consolée en me délectant des innombrables amuse-gueules et desserts délicats.
L’origine de l’écaille de tortue
L’écaille de tortue imbriquée (Eretmochelys imbricata) est une matière ancestrale qui a toujours stimulé l’imagination des hommes. De l’extraordinaire berceau d’Henri IV, façonné dans une carapace entière, aux plus beaux meubles de l’ébénisterie du 18e siècle, jusqu’aux peignes, lunettes et fume-cigarettes en écailles de tortue des 19e et 20e siècles, on la retrouve sur tous les continents.
L’écaille de tortue est une matière noble et vivante, naturelle et en même temps sophistiquée; elle est riche d’infinis reflets qui vont du brun foncé au blond, atteignant parfois des tons de miel qui lui donnent la transparence du verre. Elle doit sa réputation tant à ses qualités esthétiques qu’à ses multiples possibilités de transformation qui ont permis de l’utiliser aussi bien dans l’art décoratif que pour les objets usuels de la vie quotidienne.
L’extrême légèreté de l’écaille en fait le produit privilégié des lunetiers. Une monture de lunettes en écailles ne pèse en effet pas plus de 16 g, ne glisse pas et est totalement anallergique. Durant les années 1940 à 1960, l’écaille de tortue véritable a été LE matériau chic et populaire en lunetterie.
L’écaille est faite de kératine, une matière plastique naturelle provenant de la carapace de la tortue de type imbriquée. Le poids de cette tortue peut atteindre 140 kg et sa taille jusqu’à 1 mètre 30 de largeur et 1 mètre de hauteur. On les retrouve dans les mers chaudes, entre autres dans l’archipel des Bahamas (Atlantique), les îles Galápagos (océan Pacifique), les îles Seychelles (océan Indien) et les côtes du Mexique. Leurs teintes dépendent de la température de l’eau et de leur nourriture. La partie dorsale de la carapace comporte 13 écailles réunies par 22 onglons à la partie ventrale appelée plastron. Le plastron n’est pas utilisé en lunetterie mais pour la confection de produits de luxe et la marqueterie.
Les écailles sont séparées par immersion dans l’eau bouillante et débarrassées de leur matière grasse par trempage dans un bain tiède de carbonate de soude. Elles sont ensuite ramollies dans l’eau bouillante et pressées pour supprimer leur courbure naturelle. Leur épaisseur trop faible ne permet pas de les utiliser directement. Il faut réunir plusieurs fragments taillés en biseaux, puis regroupés selon leurs formes et leurs couleurs. Ils sont ensuite meulés pour que leurs surfaces s’épousent parfaitement.
L’écaille a cette propriété impressionnante de se greffer elle-même. Pour les former en plaque, les morceaux d’écailles sont disposés entre deux morceaux de bois mouillé qui sont fortement pressés entre deux plaques de métal. En une heure seulement, l’autogreffe est finalisée pour former de belles plaques épaisses de 4 mm.
Les faces et les branches sont découpées directement dans ces plaques solides. L’usinage se fait à la main ou à la fraiseuse, avec le même outillage traditionnel des artisans lunetiers qui travaillent l’acétate.
Actuellement, les tortues imbriquées sont officiellement protégées grâce à la Convention de Washington initiée en 1975 2. Un traité qui annonçait l’interdiction absolue d’exploiter les tortues et leurs écailles. Certains pays, dont la France, ont ratifié cette loi pour leur permettre d’utiliser les stocks restants jusqu’à épuisement. En 1993, les détenteurs d’écailles ont dû annoncer officiellement la quantité précise de leur inventaire et dès lors tenir un inventaire de tout ce qui sortait (en grammes).
Aujourd’hui, il subsiste encore des stocks d’écailles contrôlés, permettant la fabrication de montures et d’autres accessoires prestigieux. Cependant, la rareté et l’usinage artisanal font de l’écaille l’apanage des montures dites de luxe dont le prix peut représenter plusieurs milliers de dollars.
L’acétate simili écaille
Depuis la fin des années 1800, la compagnie italienne Mazzucchelli fabrique des plaques d’acétate de cellulose pour les vendre aux fabricants de peignes, de brosses, de boutons et… de montures de lunettes. Au cours des années, cette entreprise familiale vieille de maintenant six générations a créé en exclusivité plusieurs coloris et motifs, le plus célèbre étant l’écaille de tortue ou tortoise. Nul doute que la recrudescence de la demande pour ces plaques d’acétate tortoise a connu un boum incroyable à la suite de l’interdiction d’exploiter les tortues en 1975.
À mon sens, le choix du fini tortoise en est un de compromis. Moi qui, en tant qu’opticienne, tente depuis 20 ans d’agrémenter le visage des amétropes et de faire évoluer leur style, je dénote, chez mes clients qui demandent le tortoise, une intention de se mettre de l’avant, mais avec une certaine gêne, une retenue. C’est comme si, faute d’oser le noir ou les couleurs vives, ils se tournaient vers le brun. Pour ma part, je trouve dommage de leur faire porter un coloris vieillot qui, avouons-le, ne rajeunit personne…
Commentaires de designers
J’ai recueilli lors du Silmo certains avis de designers de lunettes parmi les plus influents de la planète. L’anglais Jason Kirk, créateur des très colorées montures Kirk Originals, semble à la fois surpris et déçu par cet engouement qu’il comprend néanmoins : « Très représentatif du rétro, le tortoise est facile et naturel à harmoniser. Cependant, je trouve que son utilisation est symptomatique des créateurs qui n’osent pas prendre de vrais risques! »
Caroline Abram, designer parisienne de lunettes féminines, juge le fini écaille aussi incontournable en lunetterie que le noir. Sa collection ne repose pas pour autant sur les couleurs classiques, en raison de sa préférence pour les couleurs vives. Elle avoue quand même l’avoir déjà plaqué derrière des acétates opaques pour apporter une touche de fantaisie…
Quant au créateur de la collection Grotesque, Daniel Benner, il n’apprécie pas du tout l’écaille de tortue dont la popularité reste pour lui un grand mystère. Il soupçonne que certaines vedettes et les médias influencent les consommateurs : « Le tortoise étant définitivement rétro, le design des montures devraient aussi aller dans ce sens. Elles peuvent plaire autant aux fashionistas qui suivent cette tendance de montures anciennes qu’aux gens très conservateurs. C’est pourquoi cela se vend si bien! Personnellement, je n’aime pas l’effet moucheté et irrégulier de ces plaques, lui préférant des couleurs unies qui procurent au visage un effet plus épuré. »
Selon Bruno Chaussignand, jeune opticien et designer français « trois raisons expliquent le retour du tortoise. Tout d’abord, nous vivons dans un contexte économique difficile qui nous rend nostalgique. Cela joue sur l’inconscient collectif qui se sent sécurisé en se réfugiant dans le passé. Nous avons tous en mémoire des images de célébrités d’hier portant ce type de couleurs (Hepburn, Kennedy…) auxquelles nous nous identifions pour nous rassurer. Deuxièmement, au-delà de sa couleur, le tortoise imite une matière noble, rare et naturelle correspondant à la tendance écologiste qui fait désormais partie intégrante de nos vies. L’utilisation de ces couleurs transmet ainsi une image à la fois responsable et tendance. » Enfin, pendant longtemps la mode a été axée sur la couleur noire, à laquelle on associait des bijoux en argent, puis, à l’or (de retour après de nombreuses années d’absence) qui s’accorde au marron et donc à l’écaille. Bruno Chaussignand trouve que le tortoise, plus lumineux et moins sévère que le noir, apporte de la douceur au visage : « À la limite, il a même un aspect très féminin qui s’associe très bien avec les rouges à lèvres vifs, symboles mêmes du glamour chez une femme. C’est une couleur irrégulière qui joue énormément avec la lumière pour donner beaucoup d’éclat au visage. »
Ralph Anderl, imprévisible designer de la collection allemande ic! berlin, abonde dans ce sens : « C’est un coloris sympathique, classique, très harmonieux qui peut même être sexy! Il peut aussi être très attirant sur un corps nu, tel qu’illustré dans le Vogue America en 1957. Cet effet est toujours vrai! Le tortoise va aussi bien à un chauffeur de taxi à Rome qu’aux jolies filles de la Côte d’Azur ! » Il ajoute que ce fini écaille indique un retour vers la nature sauvage et la belle époque des safaris africains.
Le jeune designer belge de chez Theo, Serge Braké, juge que la tendance vintage est encore très forte: « Le tortoise est la base de la lunetterie. Pour avoir un effet encore plus vintage, on a besoin d’une matière qui s’approche le plus possible du produit original. Pour les formes de montures modernes, on doit jouer sur des variations qui rappellent le tortoise même s’il s’agit d’acétate. »
Shane Baum, p.-d.g. de Baumvision et créateur entre autres de la collection Leisure Society, apprécie l’élégance, l’effet sophistiqué et classique du tortoise. Il l’a introduit dans ses collections 2005 pour donner de la prestance et de la classe à ses montures : « C’est un retour comparable à celui du trench coat et des manteaux de tweed; ce sont des éléments qui ont résisté aux variations de la mode. »
Le grand designer fondateur de Theo, Patrick Hoet, avoue ignorer que l’écaille soit devenue une nouvelle tendance : « Comme je joue en cavalier seul, j’essaye de ne pas trop voir ce que font mes collègues. D’autre part, je n’utilise pas d’acétate dans ma collection. Je suppose que dans des moments économiquement instables les gens ont tendance à se tourner vers des valeurs plus sûres et qu’ils prennent moins de risques. Peut-être aussi est-ce pour la même raison que j’ai introduit la couleur or dans ma collection? Une monture tortoise donne au porteur un apparence de notoriété, de stabilité, de sérieux et dedétermination. »
Mel Rapp, opticien fabricant de montures à Toronto, ne tarit pas de commentaires sur le retour en force du tortoise. « Peut-être est-ce dû à l’influence de Mazzucchelli qui fabrique beaucoup de coloris écaille et qui est un importeur générateur d’idées dans le processus de création? Peut-être aussi qu’en cette période d’économie chancelante, la nostalgie des beaux objets anciens apporte un certain réconfort et que le jeu aléatoire des tons de brun en reflète le chaos? Selon moi, la présence du tortoise est une belle façon de combattre la quantité effarante de montures aviateur en métal brillant bon marché… Si vous croisez aujourd’hui quelqu’un portant du brillant bon marché, giflez-le! », conclut-il en plaisantant.
Plus sérieusement, la créatrice newyorkaise Selima Salaun explique que « l’écaille est aussi chic que le noir mais avec un côté beaucoup plus doux et que porteur projette une image très élégante, noble et posée. » Elle aussi croit que, dans cette période d’économie incertaine, l’écaille a un côté rassurant évoquant l’époque plus glorieuse où les stars portaient des lunettes écaille ou noires comme dans les films de Godard ou de Fellini. Enfin, contrairement aux couleurs vives, l’écaille apparaît intemporelle, permettant au porteur de ne jamais se sentir démodé: « C’est pour cela que dans ma collection, je propose des montures combinées en placage d’écailles et de couleurs vives et tout autant de montures seulement en écaille. »
Fin observateur de la société, Christophe Gilabert, directeur chez Anne et Valentin, note que ce fort retour du vintage date de cinq ans environ : « Cela a été initié par de gros acteurs de la mode. Même dans le secteur de l’automobile, la mini de BMW et la DS de Citroën démontrent cette tendance. Au cours d’une crise, les consommateurs et les industriels préfèrent être régressifs, les premiers par comportement et les seconds par nécessité économique. Cette régression se sert des périodes estimées meilleures. Les années 1950-60 réfèrent à un âge d’or social : révolution féminine, révolution de la jeunesse, révolution culturelle… il devient plus sécurisant de se réfugier dans ce bon vieux temps-là. C’est un comportement tout à fait humain de se replier sur soi même quand on n’est pas sûr de l’instant présent. De ce retour en arrière est né le style vintage, un style indissociable de l’écaille. » Et il souligne que « l’écaille est neutre sur un visage et que c’est la forme des lunettes qui définit l’identité du porteur. Prenez le même design pour une monture de couleur noire et une autre en écaille, la neutralité de l’écaille apparaît tout de suite parce qu’elle est plus passe-partout et surtout plus classique. »
Certains motifs en écaille sont cependant plus percutants que d’autres, dont le «Tokyo tortoise» formé de taches très contrastées noires sur jaune, ou du jaspé beaucoup plus rouge. Selon l’effet recherché, l’opticien, tout comme le consommateur, a la possibilité de choquer ou de « faire fondre » les lunettes, car ce n’est absolument pas le choix de variations qui manque sur le site du fabricant d’acétate (www.mazzucchelli1849.it/).
Pour conclure, chers collègues professionnels de la vue, je dois vous demander une faveur : ne vendez pas plus qu’une monture tortoise par jour, sans quoi cette tendance douce et nostalgique pourrait se transformer en véritable nausée généralisée! Je désire par ailleurs remercier sincèrement M. Hubert Midoux, lunetier français et écailliste, qui continue à m’impressionner à chaque rencontre.
1. Une manifestation annuelle qui propose gratuitement l’ouverture au public de musées, institutions culturelles et autres espaces publics ou privés.
2. www.cites.org/fra/prog/hbt/intro.shtml