Par Marie-Sophie Dion, O.O.D.
L’architecture est un art qui sait traduire les élans de créativité de l’être humain. Je crois que le véritable génie créateur, visionnaire ou esthétique, ne se développe pas sur les bancs d’école mais mûrit lentement dès les premiers instants de la vie. Les yeux des créateurs, tels des radars, enregistrent une multitude d’images pour les transcender en un nouveau décor ou un nouvel objet. Personnellement, j’adore ces éclairs de génie-là sans lesquels la vie, rythmée par le train-train quotidien, serait monotone et terne. Il m’est souvent arrivé de penser que si j’avais dû me cantonner à vendre des montures trois pièces ou classiques, je me serais dirigée vers l’architecture. Mais heureusement le travail d’opticien me comble en me permettant même de jouer à l’architecte du visage…
Au Silmo 2013, j’ai eu le privilège de rencontrer trois hommes qui ont révolutionné le monde des montures, métamorphosant les lunettes en un objet architectural. Et j’ai eu le grand plaisir de recueillir leurs confidences et d’admirer leurs prototypes.
Ron Arad
Né en 1951, Ron Arad a étudié à Jérusalem, au Bezalel Academy of Arts and Design. Par la suite, il a entamé sa formation à l’Architectural Association School of Architecture de Londres, en 1979. Entre le début de sa carrière et l’ouverture de son studio en 1981, il a travaillé sur plusieurs projets personnels avant d’obtenir son premier contrat avec Vitra, un fabricant suisse de mobilier design. C’est à ce moment-là qu’il a connu un réel succès avec la chaise Tom Vac.
Ron Arad a pu exprimer son talent au sein de compagnies aussi diverses que Magis, Kartell ou Moroso. Avec cette dernière, il remportera un succès retentissant grâce au fauteuil The Big Easy fabriqué en mousse de polyuréthane injecté et moulé. L’objet a ensuite été décliné en métal rutilant, ce qui lui a valu une belle couverture de presse dans les médias du design architectural.
En 1989, One Off Ltd, sa firme londonienne connue, a pris le nom de Ron Arad Associates. Avec la nouvelle appellation, Ron Arad a aussi élargi ses horizons, se tournant vers les objets décoratifs, tout en continuant le design mobilier et immobilier. Le designer a signé la conception de plusieurs édifices, en Israël notamment, avec le foyer de l’opéra de Tel Aviv ou le Musée du design à Holon.
Au Silmo 2012, son espace de présentation a attiré mon attention tant il se démarquait vraiment de tous les autres. Excentrique, grandiose, j’ai eu un coup de cœur pour ces objets qui ressemblaient à peine à des montures de lunettes.
Cette année, j’ai osé lui demander la raison qui l’a poussé à dessiner des modèles de montures: « C’est Assaf Raviv, un homme d’affaires très déterminé, qui m’a harcelé pendant plusieurs mois pour que j’embarque dans son projet. Il voulait fabriquer des montures inusitées, pensées par un architecte qui n’a aucune idée préconçue pour réaliser un concept innovateur. Il a fini par me convaincre et m’a donné le goût de m’intéresser au domaine de l’optique-lunetterie… »
Ron Arad a tout d’abord visité une fabrique de montures tout près de son atelier anglais, à Camden. La General Eyewear est une usine qui a appartenu à plusieurs générations d’opticiens-lunetiers : « C’est un véritable musée! On y trouve une sélection de plusieurs dizaines de milliers de montures datant de 1900 à 1999. » C’est là qu’il a découvert les rudiments du métier de lunetier qui lui étaient complètement inconnus.
Il a dessiné ensuite plusieurs modèles pour la collection PQ by Ron Arad, dont seulement une petite partie a été produite jusqu’à maintenant. Car l’objectif est de laisser le temps aux acheteurs de se familiariser avec le concept insolite. « There are very few NEW ideas in the world of glasses, so we started designing PQ to do something NEW. » Voilà l’idéologie derrière cette impressionnante collection.
Interrogé sur ses modèles favoris, Ron Arad répond que « Archway et Angel, introduits au printemps 2013, représentent tellement bien l’avantage du nouveau procédé d’impression 3D. Les branches flexibles sont mobiles et confortables à porter, et je suis particulièrement fier de cette avancée technologique ».
Dzmitry Samal
Originaire de Biélorussie, c’est pourtant à la Scuola Politecnica di Design de Milan que Dzmitry Samal a fait sa maîtrise en design automobile. Ce qu’il ne m’a pas dit lors de notre rencontre au Silmo, c’est qu’après avoir terminé ses études à la Belarusian Technical University, puis à la Belarusian National State Academy of Arts, il a obtenu une bourse de grande distinction de la part d’Audi qui lui a permis de parfaire ses connaissances en Italie.
Dzmitry Samal a obtenu son premier contrat en carrière comme designer intérieur/extérieur pour Alfa Romeo à Milan. Outre Alfa Romeo, il a travaillé sur des concept cars pour Renault à Paris. « J’ai ensuite conçu des meubles (tables, fauteuils) pour une galerie contemporaine parisienne située avenue de Suffren », ajoute-t-il. Il excelle aussi dans la création de tables au style très étonnant qui intègre la forme de certaines parties du corps humain en guise de support. Des étagères colorées qui semblent s’enfouir dans le sol et dans les murs attirent l’attention de plusieurs acheteurs qui deviennent vite amateurs de son style ludique. Oxoye Chair, dessinée pour la firme Soca et présentée à Milan au iSalone 2011 ainsi que Parallel World pour la société V2 Design, lui ont permis de gagner plusieurs prix prestigieux.
C’est en 2011 que le designer a créé la société SAMAL Design, basée à Paris. Il commence alors le design d’une collection de lunettes futuristes au style excentrique. À l’été 2013, il lance sa première série limitée de montres en béton qui a tout de suite trouvé sa place dans la boutique colette Paris, temple de prédilection pour les dernières tendances internationales.
À ma question sur ses préférences, Dzmitry Samal avoue qu’il a de la difficulté, « chacune raconte sa propre histoire. Je travaille en étroite collaboration avec des ateliers français et m’implique totalement depuis la conception, la fabrication des prototypes jusqu’à la présentation des modèles dans les salons professionnels. Mais s’il faut vraiment choisir, ce serait le 5DPI : un modèle emblématique, à l’origine de la société, qui a évolué avec elle et pour lequel je suis reconnu [et malheureusement copié] ».
Le designer explique sa démarche: « Au début, j’ai lancé un concept : un objet virtuel inspiré des jeux vidéos des années 80, très graphique, la future 5DPI. Face aux demandes des internautes, j’ai ensuite cherché un fabricant français qui allie savoir-faire, qualité, souplesse et inventivité. » Dzmitry Samal révèle aussi la philosophie qui préside à sa démarche : « J’espère créer avec mes lunettes des objets feel good qui rendent le sourire aux gens. »
Ce qui l’a poussé à créer des lunettes? Dzmitry Samal confie qu’il a toujours aimé « dessiner l’avant des carrosseries, et singulièrement les phares qui donnent une expression à la voiture. De là, mon intérêt pour les lunettes. Et le gros avantage avec les lunettes, c’est que je pouvais concevoir et développer cet objet personnellement de A à Z, contrairement à mes projets de design automobile qui nécessitaient de multiples interlocuteurs. »
Aujourd’hui, sa collection de montures comporte 17 modèles regroupés en trois grandes familles : Pixels, Intersections (de formes géométriques) et Métropoles (plans de ville, détails architecturaux) qui mélangent inspiration futuriste et romantisme rétro eighties.
Au Silmo 2013, Dzmitry Samal a présenté cinq nouveautés : Gaspard et son architecture parisienne « à la Eiffel »; Louis et ses motifs géométriques comme un élément de signalétique urbaine; Hublot et son côté industriel; Sandro, fleur de bitume, rose des villes, un brin de poésie citadine; et Laurent inspiré par… moi. « Mon modèle favori est forcément Laurent, inspiré par une certaine…. Marie-Sophie Dion! » J’avoue que c’est tout un honneur et je le prends en riant…
Philippe Starck
Philippe Starck, architecte français, est né le 18 janvier 1949 à Paris. Il a fait ses études à Notre-Dame Sainte-Croix à Neuilly et à l’École Camondo de Paris. Cet homme est un « monstre » du design, connu non seulement pour avoir participé à des milliers de projets architecturaux à travers la planète, mais également pour ses nombreuses créations de biens de consommation courante.
Je n’ai malheureusement jamais eu la chance de le rencontrer, mais j’admire son style et je tente constamment de croiser ses œuvres en visitant les hôtels qu’il a admirablement conçus. Les hôtels Paramount, Hudson, Royalton, Mondrian Soho de New York, pour ne nommer que ceux-là, nous transportent avec leur décor dans un univers où nous devenons les héros d’un conte de fée. Et que dire du Delano de Miami où on découvre sur le chemin qui mène à la longue piscine bordée de cabanas blancs des objets surprises cachés derrière des buissons?
En 1996, Alain Mikli lui propose de travailler avec lui. C’est ainsi que la ligne de lunettes Starck Eyes a vu le jour. Pour démarrer cette collection, le designer a créé une révolution technologique en mettant au point la « biolink » : la première charnière sans vis dotée des particularités mécaniques d’une clavicule humaine…
Quelle était l’intention mise de l’avant dans cette série de montures? Confort, protection, longévité. Avec cela, un néologisme a fait son apparition : « Le bionisme, c’est s’inspirer de l’organique pour créer des technologies mieux adaptées à l’humain », explique Philippe Starck. Sobres, raffinées, sans prétention, ces montures métalliques ont su séduire les opticiens amateurs de ce genre de trouvailles techniques. La clientèle masculine, surtout, fut impressionnée par cette branche de lunettes qui pouvait s’ouvrir et se tourner dans tous les sens sans se briser.
En 2003, la collaboration Mikli-Starck donnera naissance à une collection nommée Bimatière, alliant acétate et métal. En 2005, le lancement de la collection ALUX, qui, comme son nom l’indique, utilise l’aluminium comme matière première, se fait remarquer par ses couleurs pastel et vives. « L’aluminium est ma matière fétiche… j’aime sa légèreté, sa résistance, son aspect velouté », explique Philippe Starck.
La plus récente collection Starck Eyes, retro biocity, est un clin d’œil aux formes populaires des années 60. Ces montures sont conçues en acétate dans des coloris classiques de noir et de brun et viennent inévitablement dotées de la charnière flexible brevetée qui l’a rendu célèbre.